1. — Dans une communication intitulée : Le Spiritisme et la littérature contemporaine, et publiée dans le dernier numéro de la Revue spirite, l’Esprit de M. Allan Kardec se félicitait de voir la littérature et la science entrer plus ouvertement dans les voies du Spiritisme philosophique. Quelques auteurs, en effet, acceptent un certain nombre de nos convictions et les popularisent dans leurs écrits ; d’autres se servent de nos enseignements comme d’une source féconde en situations nouvelles, en tableaux de nature à intéresser leurs lecteurs. Quelques-uns enfin, entièrement convaincus, ne craignent pas de consacrer à la vulgarisation de nos principes, leur profonde érudition et leur remarquable talent d’écrivain.
Parmi ces derniers, nous citerons M. Victor Tournier, déjà connu du monde spirite par la publication d’une brochure intitulée : Le Spiritisme devant la raison, n et ayant pour objet de démontrer, par la seule puissance du raisonnement, la réalité de nos enseignements. – Poursuivant son œuvre avec une activité infatigable, M. Victor Tournier publie, dans la Fraternité de Carcassonne, † une série d’articles, où la question philosophique est traitée au point de vue spirite avec une hauteur de conception et une lucidité d’expression au-dessus de tout éloge. Plusieurs de ces articles ont déjà paru, et M. Tournier a bien voulu nous les faire parvenir. Dès que toute la série aura été publiée, l’auteur se propose de les coordonner et d’en composer une brochure qui trouvera certainement sa place dans la bibliothèque de tous les spirites désireux de posséder les ouvrages vraiment sérieux où la doctrine est soumise au contrôle irrécusable de la logique et de la raison.
Nous empruntons aujourd’hui à la Fraternité un de ces articles qui, sous le titre : Préexistence-Réincarnation, réunit en quelques pages intéressantes les opinions émises en faveur de ce principe par des philosophes et des littérateurs, dont on ne saurait contester l’autorité. Nous citons textuellement la première partie de ce travail, dont nous publierons la fin dans un prochain numéro.
2. — « C’est une opinion bien ancienne que les âmes, en quittant ce monde, vont dans les enfers, et que de là, elles reviennent dans ce monde, et retournent à la vie après avoir passé par la mort. – ? Il me semble aussi, Cébès, qu’on ne peut rien opposer à ces vérités, et que nous ne nous sommes pas trompés quand nous les avons reçues ; car il est certain qu’il y a un retour à la vie ; que les vivants naissent des morts ; que les âmes des morts existent, et que les âmes vertueuses sont mieux et les méchants plus mal. » (Socrate, dans le Phédon.)
Il est digne de remarque que presque tous les peuples anciens ont cru à la préexistence de l’âme et à sa réincarnation. Les philosophes spiritualistes considéraient la renaissance comme une conséquence de l’immortalité ; pour eux, ces deux vérités étaient solidaires, et l’on ne pouvait nier l’une sans nier l’autre. On ne sait pas bien si Pythagore reçut cette doctrine des Égyptiens, des Indiens ou de nos pères les Gaulois. S’il voyagea chez tous ces peuples, il l’y trouva également, puisqu’elle leur était commune.
« Ce même sol, que nous habitons aujourd’hui, dit Jean Reynaud, a porté avant nous un peuple de héros, qui tous étaient habitués à se considérer comme ayant pratiqué l’univers de longue date avant leur incarnation actuelle, fondant ainsi l’espérance de leur immortalité sur la conviction de leur préexistence. »
« Et le poète Lucain : « Selon vous, Druides, les ombres ne descendent pas dans les silencieuses demeures de l’Érèbe, dans les pâles royaumes du Dieu de l’abîme. Le même Esprit anime un nouveau corps dans une autre sphère. La mort (si vos hymnes contiennent la vérité) est le milieu d’une longue vie. »
« Cette croyance était si fortement enracinée chez nos pères qu’ils se prêtaient volontiers des sommes payables dans un autre monde où ils étaient sûrs de se rencontrer et de se reconnaître.
« Si les Hébreux ne l’adoptèrent jamais d’une manière aussi générale et aussi entière, ils n’y restèrent pourtant pas étrangers. On sait que les pharisiens, la secte qui se piquait le plus d’orthodoxie, croyaient à une damnation éternelle pour les méchants et à un retour à la vie pour les bons. C’était le contraire de la religion du Sintos, la plus ancienne du Japon, qui, suivant Kempfer, cité par Boulanger, enseigne que les méchants seuls reviennent à la vie pour expier leurs crimes.
« Certains passages de la Bible justifient la doctrine des pharisiens et expriment d’une manière très claire la croyance à la réincarnation. Je pourrais en citer plusieurs ; je me contente des deux suivants : – « C’est le Seigneur qui ôte et qui donne la vie ; qui conduit aux enfers et qui en retire. » ( † ) (I. Rois, ch. II, v. 6.) C’est-à-dire qui fait mourir et qui fait revivre.
« On sait qu’un des procédés de la poésie hébraïque était de redire, en termes différents, dans la seconde partie de la strophe, la pensée déjà exprimée dans la première partie. Ici, ôte la vie correspond évidemment à conduit aux enfers, et donne la vie à en retire. D’ailleurs, dans la Bible, comme dans Platon et chez tous les anciens, les enfers sont synonymes de la tombe, de la mort ; et retirer des enfers veut dire faire revivre dans ce monde, faire renaître.
« Ceux de votre peuple qu’on avait fait mourir vivront de nouveau, ceux qui étaient tués au milieu de moi ressusciteront. » (Isaïe, ch. XXVI, v. 19.)
« Les Juifs modernes chez qui s’est conservée cette croyance appellent gilgul, roulement, le passage de l’âme d’un corps à un autre.
« Si le Christ, qui prévoyait sans doute toutes les divisions qu’enfanteraient
des dogmes imposés et tout le sang qu’ils feraient verser, ne donna
pour loi à ses disciples que l’amour de Dieu et du prochain, il n’en
manifesta pas moins, dans plusieurs occasions, sa croyance à la réincarnation.
– « 13. Car jusqu’à Jean, dit-il au peuple qui se presse autour de lui,
tous les prophètes aussi bien que la loi ont prophétisé ; – 14. et si
vous voulez comprendre ce que je vous dis, c’est lui-même qui est
cet Élie qui doit venir. – 15. Que celui-là l’entende qui a des
oreilles pour entendre. » (S.
Math., ch. XI.)
« Ici, ce ne peut être d’Élie descendu du ciel qu’il s’agit, puisque nous savons que Jean-Baptiste était né de Zacharie et d’Élisabeth, cousine de Marie, mais d’Élie réincarné.
« I. Lorsque Jésus passait, il vit un homme qui était aveugle dès sa naissance ; – 2. et ses disciples lui firent cette demande : Maître, est-ce le péché de cet homme ou le péché de ceux qui l’ont mis au monde, qui est cause qu’il est né aveugle ? » – (S. Jean, ch. IX.)
« Pourquoi les disciples demandent-ils à Jésus, comme une chose toute simple, si c’est à cause de son péché que cet homme est aveugle ? – C’est que les disciples et Jésus étaient convaincus qu’on pouvait avoir péché avant de naître, et, par conséquent, qu’on avait déjà vécu. Est-il possible de donner une autre explication ?
« Comment s’étonner dès lors de ce que nous assurent des écrivains érudits que la croyance à la pluralité des existences était généralement répandue parmi les chrétiens des premiers siècles ? – Du reste, il y a toujours eu et il y aura encore parmi eux, comme parmi les Juifs, des hommes qui la professent, sans croire pour cela sortir, de l’orthodoxie.
« Pendant que cette ligne de conduite prévalait dans l’Église et se terminait par la condamnation d’Origène, dont nous avons vu la providentielle justesse, des docteurs vénérés, qui ont été mis au nombre des saints, n’en continuaient pas moins à soutenir la pluralité des existences et la non-réalité de la damnation éternelle. C’est saint Clément d’Alexandrie qui enseigne la rédemption universelle de tous les hommes par le Christ sauveur ; il s’indigne contre l’opinion qui ne fait profiter de cette rédemption que des privilégiés ; il dit qu’en créant les hommes, Dieu a tout disposé, ensemble et détails, dans le but du salut général. (Stromat., liv. VII. Oxford, 1715.) C’est ensuite saint Grégoire de Nysse, qui nous dit qu’il y a nécessité de nature pour l’âme immortelle d’être guérie et purifiée, et lorsqu’elle ne l’a pas été par sa vie terrestre, la guérison s’opère dans les vies futures et subséquentes. Voilà bien la pluralité des existences enseignée clairement et en termes formels. Nous retrouvons même de nos jours la préexistence et partant les réincarnations, approuvées dans le mandement d’un évêque de France, Mgr de Montal, évêque de Chartres, au sujet des négateurs du péché originel, auquel il oppose la croyance permise aux vies antérieures de l’âme. Ce mandement est de l’année 1843. (A. Pezzani, Plur. des exist. de l’âme.)
« Voici les propres paroles de Mgr de Montal. Je les prends dans le nº du 27 octobre 1864 du journal l’Avenir. « Puisque l’Église ne nous défend pas de croire à la préexistence des âmes, qui peut savoir ce qui a pu se passer dans le lointain des âges, entre des intelligences ? »
« Dans une lettre à M. Balathier, qui a paru dans la Petite Presse du 20 septembre 1868 et dont je parlerai de nouveau, M. Ponson du Terrail raconte qu’à son domaine des Charmettes où il se trouve, il a eu pour convive le curé de son village. Celui-ci s’est montré fort surpris d’entendre son hôte lui affirmer qu’il se souvenait d’avoir vécu du temps de Henri IV et d’avoir connu particulièrement ce roi ; qu’il croyait que nous avions déjà vécu et que nous vivrions de nouveau. « Mais enfin, dit l’auteur, il m’accorda que les croyances chrétiennes n’excluent point cette opinion, et il me laissa aller mon train. »
« Même pendant le sombre moyen âge, où, selon l’expression de Michelet, Satan a tellement grandi qu’il a enténébré le monde, la croyance à la réincarnation n’a pas pu complètement être étouffée. J’en trouve une preuve dans la Divine Comédie où Dante, qui partageait l’opinion alors générale à ce sujet dans le peuple, place l’empereur Trajan en paradis. Celui-ci, après avoir passé cinq cents ans dans l’enfer, en est sorti par la vertu des prières de saint Grégoire le Grand. Mais, chose digne d’attention, il n’est pas allé directement au ciel ; il a repris un corps sur la terre, – tornô all’ossa, – et ce n’est qu’après avoir séjourné peu de temps dans ce corps – in che fu poco – qu’il a été admis au nombre des élus.
« Chez les philosophes et les savants, cette idée n’a jamais cessé d’avoir des représentants. L’illustre Franklin, un des hommes qui ont le plus honoré l’humanité par le génie et la sagesse, se composa à lui-même l’épitaphe suivante qui témoigne de sa foi à la réincarnation :
« Ici repose, livré aux vers, le corps de Benjamin Franklin, imprimeur, comme
la couverture d’un vieux livre dont les feuillets sont arrachés, et
le titre et la dorure effacés ; mais pour cela l’ouvrage ne sera pas
perdu, car il reparaîtra, comme il le croyait, dans une nouvelle
et meilleure édition, revue et corrigée par l’auteur. » [v.
Épitaphe de Benjamin Franklin.]
« Dans une lettre à madame de Stein, Goethe s’écrie : « Pourquoi le destin nous a-t-il liés si étroitement ? Ah ! dans des temps écoulés, tu fus ma sœur ou mon épouse ! »
Le grand chimiste anglais, sir Humphry Davy, dans un ouvrage intitulé : Les derniers jours d’un philosophe, s’applique à démontrer la pluralité des existences de l’âme et ses incarnations successives. « L’existence humaine, dit-il, peut être regardée comme le type d’une vie infinie et immortelle, et sa composition successive de sommeils et de rêves pourrait certainement nous offrir une image approchée de la succession de naissances et de morts dont la vie éternelle est composée. »
« Charles Fourier était tellement convaincu que nous renaissons sur cette terre, qu’on trouve dans ses ouvrages la phrase suivante : « Tel mauvais riche pourra revenir mendier à la porte du château dont il a été le propriétaire. »
« Aujourd’hui la croyance à la pluralité des existences est presque générale chez nos grands écrivains. Je regarde comme superflu de faire des citations qu’on trouve partout et qui me feraient dépasser le cadre dans lequel je dois me renfermer. « Je n’ai, dit M. Chaseray, dans ses Conférences sur l’âme, n que l’embarras du choix en fait de citations pour montrer que la foi à une série d’existences, les unes antérieures, les autres postérieures à la vie présente, grandit et s’impose chaque jour davantage aux esprits éclairés. »
« Il n’est pas jusqu’à Proudhon lui-même qui ne se soit senti un moment entraîné de ce côté. Le passage suivant d’une lettre adressée par le grand démolisseur à M. Villiaumé, le 13 juillet 1857, en est la preuve : « En y songeant, dit-il, je me demande si je ne traîne pas la chaîne de quelque grand coupable, condamné dans une existence antérieure, comme l’enseigne Jean Reynaud ! »
« On le voit, c’est la vieille métempsycose qui reparaît et tend à redevenir la religion de l’humanité. Elle a d’autant plus de chances de réussir cette fois, qu’elle s’est dépouillée de la souillure qui la fit abandonner : – On ne croit plus aujourd’hui que l’âme humaine puisse rétrograder et rentrer dans le corps d’un animal. Les anciens n’avaient pas le sentiment du progrès continu de l’être et de l’économie de ressorts qui préside à l’œuvre de Dieu : voilà pourquoi ils tombèrent dans cette grossière erreur.
« Dans un prochain article, nous soumettrons cette doctrine au contrôle de la raison.
V. TOURNIER.
[Revue Décembre.]
Revue de la Presse.
3.
RÉINCARNATION. – PRÉEXISTENCE.
(Deuxième article, voir la Revue de novembre 1869.)
L’idée de la réincarnation est si naturelle que sans la tyrannie exercée
sur nous par l’habitude d’idées contraires que l’éducation nous imposa
dès notre enfance, nous l’accepterions sans effort. « Il n’est pas plus
surprenant de naître deux fois qu’une ; tout est résurrection dans la
nature. » Ces paroles que Voltaire (voyez la
Princesse de Babylone,) met dans la bouche du Phénix au moment où
il renaît de ses cendres, ne vous semblent-elles pas, dans leur simplicité
et leur énergique concision, l’expression même de la vérité ?
Que de problèmes dans notre destinée, impossibles à résoudre d’une manière satisfaisante par une autre doctrine, et dont celle-ci nous fournit une solution rationnelle ! Que d’obscurités elle éclaire ! Que de difficultés elle lève !
« A la vérité, dit Montaigne, je treuve si loing d’Epaminondas, comme je l’imagine, jusqu’à tel que je cognois, je dis capable de sens commun, que j’enchérirais volontiers sur Plutarque ; et dirais qu’il n’y a plus de distance de tel à tel homme qu’il n’y a de tel homme à telle beste ; et qu’il y a autant de degrés d’esprits qu’il y a d’ici au ciel de brasses, et autant innumérables. »
Quelle distance, en effet, entre le Hottentot stupide et l’intelligent Européen ! entre Dumolard et Socrate !
Comment expliquer cette inégalité dans le développement intellectuel et moral, que dans certains cas on serait tenté d’appeler une inégalité de nature, si l’on n’admet pas qu’il y a entre l’esprit inférieur et l’esprit supérieur, le même rapport qu’entre l’enfant et l’homme fait, et quelquefois entre l’homme et l’ange ? si l’on n’admet pas que le dernier a plus longtemps vécu que le premier et a pu progresser dans un plus grand nombre de vies successives ?
Dira-t-on que c’est un effet de la différence d’organisation physique et d’éducation ? Nous répondrions à cela que ces causes peuvent tout au plus expliquer les supériorités apparentes, mais non les réelles.
L’organe sert plus ou moins bien la faculté, mais ne la donne pas : nous l’avons surabondamment démontré. De telle sorte qu’un esprit très développé, dans un corps mal conformé, peut faire un homme fort ordinaire, tandis qu’un esprit relativement moins avancé, servi par des bons organes, fera un homme qui lui sera en apparence de beaucoup supérieur. Mais cette fausse supériorité, qui ne consistera que dans la faculté d’expression et non dans la puissance de penser, ne fera illusion qu’à l’observateur superficiel et ne trompera pas l’esprit pénétrant. « Il n’est pas douteux, dit J. Simon, qu’il y ait des esprits d’élite dont la valeur demeurera toujours inconnue, parce la faculté d’expression leur manque. On voit de ces âmes pleines d’idées, que le vulgaire dédaigne, et qui passent pour inférieures et dénuées de sens, quoique les esprits pénétrants saisissent quelquefois dans leur langage, des traits d’une force incomparable. On se demande, en pensant à elles, si on n’est pas en présence d’un Génie enchanté sous une forme qui l’empêche de se manifester dans sa puissance et sa splendeur. »
D’ailleurs, ne sait-on pas que Socrate avait reçu de la nature un corps dont toutes les impulsions le portaient à la débauche, et que de ce libertin que la nature semblait avoir voulu faire de lui, le fils de Sophronisque fit un sage, le modèle des hommes ?
Quant à l’éducation, n’avons-nous pas tous les jours sous nos yeux, la preuve que si son influence est grande, elle ne va pas pourtant jusqu’à changer complètement la nature de l’homme, à faire d’un scélérat un prix Monthyon et d’un idiot un Newton ?
Que d’honnêtes gens qui n’ont jamais reçu de leçons de personne ! combien même ont été obligés de combattre contre de pernicieux enseignements ! et que d’infâmes coquins qu’on a élevés avec tous les soins imaginables ! Commode n’était-il pas le fils et le disciple de Marc- Aurèle ? et peut-on faire un mérite aux leçons des jésuites, ses maîtres, de l’indépendance de pensée de Voltaire, de son horreur pour l’intolérance et le fanatisme religieux, et de son mépris des superstitions ?
Qui fut le précepteur du bûcheron Lincoln, de son successeur, le tailleur Johnson, et de leur illustre compatriote, le forgeron Elihu Burrit, le promoteur de la société de la paix universelle ?
Et n’y a-t-il pas des hommes dont on peut dire qu’ils se ressouviennent plutôt qu’ils n’apprennent ? Mozart, par exemple, qui naît grand musicien, et Pascal qui, à l’âge de neuf ans, sans avoir jamais lu aucun livre de mathématiques, seul, sans le secours d’aucun maître, arrive jusqu’à la trente-deuxième proposition d’Euclide et invente la géométrie !
En 1868, les journaux français nous ont entretenus, d’après un journal
anglais de médecine, le Quatterly, d’un phénomène bien étrange.
C’est une petite fille dont le docteur Hun nous fait connaître l’étonnante
histoire. Jusqu’à l’âge de trois ans, elle est restée muette et n’a
pu parvenir à prononcer que les mots papa et maman. Puis,
tout à coup, elle s’est mise à parler avec une volubilité extraordinaire,
mais dans une langue inconnue n’ayant aucun rapport avec l’anglais.
Et ce qu’il y a de plus surprenant, c’est qu’elle se refuse à parler
cette dernière langue, la seule pourtant qu’on lui parle, et oblige
ceux avec qui elle vit, par exemple, son frère, un peu plus âgé qu’elle,
à apprendre la sienne où l’on trouve quelques mots de français, quoique,
au dire de ses parents, on n’en ait jamais prononcé aucun devant elle.
[v.
Phénomène de linguistique.]
Comment expliquer ce fait autrement que par le souvenir d’une langue que cette enfant aurait parlée dans une existence antérieure ? – Il est vrai qu’on peut le nier. Mais la petite fille existe ; c’est un journal sérieux, un journal de médecine qui le rapporte, et la négation est un moyen bien commode et dont on fait peut-être un trop fréquent usage. Il est dans beaucoup de cas l’équivalent du diable, ce Deus ex machinâ † qui vient toujours à point pour tout expliquer et dispenser de l’étude.
Du reste, il est des hommes qui affirment avoir conservé le souvenir d’autres existences. Ceci est plus fort. La lettre de M. Ponson du Terrail, dont j’ai parlé plus haut, en est une preuve. On peut dire aussi qu’il a voulu plaisanter. Mais que ne peut-on pas dire ?
Le poète Méry affirmait également qu’il se souvenait d’avoir successivement
vécu à Rome du temps d’Auguste et dans l’Inde où il avait été brahme.
[v.
Mort de Joseph Méry.] Peut-être encore une plaisanterie ?
Mais ce qui ne peut pas en être une, c’est le fait suivant dont j’ai été le témoin. J’étais à Pau, chez une parente. Dans la même pièce que moi se trouvaient une des filles de ma parente, âgée de dix ans, et le petit garçon d’un voisin, ouvrier relieur, qui n’en n’avait pas encore trois. Ces enfants jouaient et je ne m’en occupais pas, quand, tout à coup, mon attention fut attirée par une altercation singulière qui s’éleva entre eux. Le petit garçon soutenait, en se fâchant tout rouge contre la petite fille qui refusait de le croire, qu’il se souvenait d’avoir été soldat et d’avoir été tué. Il donnait des détails et citait des lieux. Je crus devoir intervenir. Je lui fis demander ce qu’était son père à l’époque dont il parlait. Il répondit qu’alors son père n’était pas son père ; que c’était lui qui était père. Et comme j’insistais pour qu’il expliquât pourquoi ayant été tué, il était de nouveau vivant, et petit après avoir été grand. « Je n’en sais rien, dit-il ; j’ai été soldat et j’ai été tué ; j’étais grand et je suis petit ; c’est Dieu qui l’a voulu. » Et il frappait de son petit pied avec colère, parce que nous refusions de croire à ses paroles.
Le lendemain, je voulus reprendre avec lui la même conversation. Il me regarda d’un air étonné, et ne comprit pas plus que si je lui avais parlé grec.
Comment supposer qu’un enfant de cet âge voulût plaisanter sur un tel sujet ? Et n’est-il pas plus raisonnable de penser que le voile qui nous cache notre passé s’était un instant soulevé pour lui ?
Le souvenir d’existences passées, quoique très rare, l’est pourtant moins qu’on ne pense : l’histoire en fournit des exemples, et il n’est pas impossible que quelqu’un de mes lecteurs ait été comme moi à même d’en constater.
Maintenant, je le demande, de toutes ces considérations et de tous ces faits réunis auxquels on pourrait en ajouter beaucoup d’autres, ne découle-t-il pas la conséquence légitime et irrésistible que la réincarnation est une réalité, et que dès lors il n’est pas surprenant qu’à toutes les époques de l’histoire il se soit trouvé des esprits élevés dont elle a constitué la foi ?
Bien plus, quand on y réfléchit sérieusement, on arrive à se convaincre que non-seulement cette croyance est vraie, mais encore qu’il est impossible qu’elle ne le soit pas.
Si elle est fausse, comment comprendre la justice de Dieu ? Nous avons reconnu l’absurdité des peines éternelles ; mais même avec des peines et des récompenses temporaires, pour qu’elles pussent être justement appliquées, ne faudrait-il pas, puisqu’il n’y a qu’une seule épreuve, que nous la subissions tous dans les mêmes conditions de durée, d’obstacles à vaincre, de difficultés à surmonter, et que chacun de nous entrât dans la lice armé des mêmes facultés et avec le même poids à porter ? – Eh bien, nous savons tous que cela n’est pas. Est-il besoin de le démontrer ?
Le seul moyen de sortir de la difficulté est donc de reconnaître la vérité de cette idée si naturelle et si juste, que les épreuves sont multiples ; que ceux que nous voyons entrer dans la lice avec de plus grandes facultés sont de vieux lutteurs qui les ont acquises par des efforts antérieurs, tandis que ceux qui y entrent avec des facultés moindres sont des débutants qui n’ont pas le droit d’être jaloux des richesses de leurs aînés, puisqu’il ne tient qu’à eux d’en acquérir autant, en suivant leur exemple.
Quant aux diverses positions sociales, elles ne sont que des épreuves diverses auxquelles l’esprit est soumis, selon le besoin ; par lesquelles nous passons alternativement, tantôt pauvres, tantôt riches, tantôt puissants, tantôt faibles, tantôt maîtres, tantôt esclaves, tantôt doués d’une organisation physique qui, laissant à nos facultés tout leur essor, nous permet de jouer un rôle brillant sur la scène du monde ; tantôt, au contraire, gênés par des organes rebelles, et condamnés à une impuissance et à une infériorité d’autant plus pénible, que nous pouvons quelquefois avoir le sentiment de notre supériorité réelle.
Du reste, le ciel ne peut pas être un lieu fermé dont Dieu nous ouvre ou nous ferme à son gré la porte ; on ne peut le concevoir que comme un état supérieur de l’âme, qu’il dépend de nous d’atteindre, en nous purifiant de nos souillures et en arrivant à cette hauteur intellectuelle et morale, qui constitue la nature que nous sentons devoir être immédiatement au-dessus de la nature humaine et que nous désignons sous le nom de nature angélique.
Oui, nous sommes, pour me servir d’une expression de Dante, la chenille destinée à former l’angélique papillon qui vole vers la Justice sans que rien puisse lui faire obstacle !
Toutefois, si nous voulons bien réfléchir aux efforts qu’exige, je ne dirai pas l’anéantissement, mais seulement la diminution du plus petit de nos défauts et l’accroissement, non l’acquisition, de la moindre de nos qualités, nous pourrons comprendre combien d’existences sont nécessaires pour combler la distance qui sépare le Hottentot, esprit peut- être au début dans l’humanité, de Socrate, ange sans doute descendu des cieux pour nous servir de modèle et de guide.
L’effort, voilà la loi, la condition indispensable du progrès de l’Esprit ; et, dans les phases inférieures de son existence, cet effort nécessaire ne pourrait pas se produire sans les réincarnations ; je le démontrerai dans l’article suivant où je traiterai de la nature des peines et des récompenses futures.
En attendant, je crois pouvoir clore cet article en disant que la seule chose qui doive nous préoccuper sur cette terre, puisqu’elle est le lieu de l’épreuve, c’est de tirer le meilleur parti possible de la position quelle qu’elle soit, dans laquelle nous a placés celui qui connaît mieux que nous ce qu’il nous faut et pour qui il ne peut pas y avoir de préférés. « Souviens-toi, dit l’esclave Épictète, de jouer avec soin le rôle que le souverain maître a imposé : fais-le court, s’il est court ; long, s’il est long. S’il t’a donné le personnage d’un mendiant, tâche de t’en bien acquitter ; sois boiteux, prince ou plébéien, s’il l’a voulu. Ton affaire est de bien jouer ton rôle et la sienne de le choisir. »
VICTOR TOURNIER.
[1]
Broch. in-12, prix : 1 fr. – Librairie spirite, 7, rue de Lille,
†
Paris. [Le spiritisme devant la raison - Google Books.] (Voir la Revue
spirite de mars 1868, page 94.)
[2] Conférences sur l’âme - Google Books, par CHASERAY, 1868. Brochure in-12, prix 1 fr. 50, franco 1 fr. 75. Librairie spirite, 7, rue de Lille.