Les ouvrages modernes où le principe de la pluralité des existences est affirmé incidemment sont innombrables ; mais celui dont nous parlons nous paraît un de ceux où il est traité de la manière la plus complète ; l’auteur s’attache en outre à démontrer que l’idée grandit et s’impose chaque jour davantage aux Esprits éclairés.
Dans les fragments que nous rapportons ci-après, les notes sont de l’auteur.
« La transmigration des âmes, dit M. Chaseray, est une idée philosophique à la fois des plus anciennes et des plus nouvelles. La métempsycose † fait le fond de la religion des Indiens, religion bien antérieure au judaïsme, et Pythagore a pu tenir cette croyance des Brahmanes, † s’il est vrai qu’il ait pénétré dans l’Inde ; mais il est plus probable qu’il la rapporta de l’Égypte où il séjourna longtemps. La civilisation régnait sur les bords du Nil plusieurs milliers d’années avant la naissance de Moïse, et, au dire d’Hérodote, les prêtres égyptiens ont annoncé les premiers que l’âme est immortelle et qu’elle passe successivement dans toutes les espèces d’animaux avant d’entrer dans un corps d’homme.
« Les Grecs, de leur côté, n’abandonnèrent jamais complètement la métempsycose. Ceux d’entre eux qui n’admettaient pas dans son entier la doctrine de Pythagore, croyaient vaguement avec Platon que l’âme immortelle avait existé quelque part, avant de se manifester sous forme humaine, ou croyaient au fleuve Léthé et à la renaissance de l’homme dans l’humanité. Parmi les premiers chrétiens, beaucoup de néophytes entendaient retenir de leurs anciens dogmes ce qui leur en paraissait bon ; les Manichéens, † par exemple, avaient conservé les deux principes du bien et du mal et la migration des âmes ; c’est ainsi que les hérésiarques † venant à se multiplier, les Pères et les Conciles eurent tant à faire pour ramener les esprits à une foi uniforme. Définitivement victorieuse, l’Église apostolique bannit de son empire la métempsycose, à laquelle se substitua le dogme du jugement irrévocable et du partage des humains en élus et en damnés. Le purgatoire fut introduit plus tard comme correctif d’une décision par trop inflexible.
« De même que je n’ai pas trop considéré comme un progrès le spiritualisme de saint Thomas dont on ne voit nulle trace dans les livres saints, de même encore je ne juge ni heureuse ni conforme à l’antique doctrine du péché originel, qui établit une solidarité si étroite entre toutes les générations d’hommes, l’affirmation dogmatique consistant à dire que l’existence de chacun de nous est sans racines dans le passé et aboutit à un paradis ou à un enfer éternels. C’est là, suivant moi, une hérésie philosophique contre laquelle l’esprit moderne réagit avec force.
« On revient de toutes parts à la transmigration des âmes. Mais on conçoit généralement de nos jours une métempsycose plus large que celle dont on attribuait la croyance aux Anciens. L’esprit d’induction, ayant franchi les limites de la terre et reconnu dans les soleils et les planètes des mondes habitables, n’a plus borné les destinées de l’homme au globe terrestre. Au lieu de voir l’âme parcourant sans cesse le cercle des plantes, des animaux et de l’espèce humaine ou renaissant constamment dans l’humanité, on a pu se la figurer prenant son essor vers les mondes infinis. n
« Je n’ai que l’embarras du choix en fait de citations pour montrer que la foi a une série d’existences, les unes antérieures, les autres postérieures à la vie présente, grandit et s’impose chaque jour davantage aux esprits éclairés.
« Commençons par Jean Reynaud. Ce philosophe insiste sur la liaison naturelle que présentent les deux idées de préexistence et de vie future.
« Si l’on examinait, dit-il, tous les hommes qui ont passé sur la terre, depuis que l’ère des religions savantes y a commencé, on verrait que la grande majorité a vécu dans la conscience plus ou moins arrêtée d’une existence prolongée par des voies invisibles en deçà comme au delà des limites de cette vie. Il y a, en effet, une sorte de symétrie si logique qu’elle a dû séduire les imaginations à première vue ; le passé y fait équilibre à l’avenir, et le présent n’est que le pivot entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore. Le platonisme a réveillé cette lumière précédemment agitée par Pythagore, et s’en est servi pour éclairer les plus belles âmes qui aient honoré les temps anciens. n
« Ce jugement de Jean Reynaud se trouve pleinement confirmé par la note suivante de Lagrange, l’élégant traducteur du poème de Lucrèce - Google Books :
« De tous les philosophes qui ont vécu avant le Christianisme, aucun n’a soutenu l’immortalité de l’âme sans établir préalablement sa préexistence ; l’un de ces dogmes était regardé comme la conséquence naturelle de l’autre. On croyait que l’âme devait toujours exister, parce qu’elle avait toujours existé ; et l’on était persuadé, au contraire, qu’en accordant qu’elle avait été engendrée avec le corps, on n’était plus en droit de nier qu’elle dût mourir avec lui. « — Notre âme, dit Platon, existait quelque part avant d’être dans cette forme d’hommes ; voilà pourquoi je ne doute pas qu’elle ne soit immortelle. »
« Le vieux druidisme, poursuit l’auteur de Terre et ciel, parle à mon cœur. Ce même sol que nous habitons aujourd’hui a porté avant nous un peuple de héros, qui tous étaient habitués à se considérer comme ayant pratiqué l’univers de longue date avant leur incarnation actuelle, fondant ainsi l’espérance de leur immortalité sur la conviction de leur préexistence. »
« Un de nos meilleurs historiens donne aussi de grands éloges au principal enseignement des druides ; Henri Martin est d’avis que nos pères, les Gaulois, représentaient dans le monde antique « la plus ferme, la plus claire notion de l’immortalité qui fut jamais. n
« Eugène Sue dit à son tour de la foi druidique :
« Selon cette sublime croyance, l’homme immortel, esprit et matière, venu d’en bas, allant en haut, transitait par cette terre, y demeurait passagèrement, ainsi qu’il avait demeuré et devait demeurer dans ces autres sphères qui brillent innombrables, au milieu des abîmes de l’espace. n
« Déjà, au dix-septième siècle, Cyrano de Bergerac [Oeuvres
diverses / Cyrano de Bergerac - Google Books,] disait à l’imitation
des prêtres gaulois :
« Nous mourons plus d’une fois ; et, comme nous ne sommes que des parties de cet univers, nous changeons de forme pour reprendre vie ailleurs ; ce qui n’est point un mal, puisque c’est un chemin pour perfectionner son être et pour arriver à un nombre infini de connaissances. »
« Plusieurs de nos contemporains, sans paraître s’inspirer des druides, annoncent cependant aussi que la destinée de l’âme est de voyager de mondes en mondes.
« On lit, par exemple, dans la
Profession de foi du dix-neuvième siècle - Google Books,
d’Eugène Pelletan :
« Par l’irrésistible logique de l’idée, je crois pouvoir affirmer que la vie mortelle aura l’espace infini pour lieu de pèlerinage… L’homme ira donc toujours de soleil en soleil, montant toujours, comme sur l’échelle de Jacob, † la hiérarchie de l’existence ; passant toujours, selon son mérite et selon son progrès, de l’homme à l’ange, de l’ange à l’archange. »
« Et dans la
Rénovation religieuse - Google Books, de M. Patrice Larroque,
ancien recteur à l’Académie :
« On peut conjecturer que la plupart des autres globes qui se meuvent dans l’espace, portent, comme la terre, des êtres organisés et animés, et que ces globes seront les théâtres successifs de nos vies futures. »
« Lamennais exprime l’idée de renaissance d’une manière tout aussi précise quoique plus restreinte : « Le progrès, dit-il, possible à l’individu sous sa forme organique actuelle étant accompli, il rend à la masse élémentaire cet organisme usé, il en revêt un autre plus parfait. » n
« Signalons encore le trait suivant du discours prononcé par M. Guéroult, † de l’Opinion nationale, sur la tombe du père Enfantin :
« Nul ne fut plus religieux qu’Enfantin ; nul n’a vécu, autant que lui, en présence de la vie éternelle dont cette vie qui nous échappe à chaque instant n’est qu’une des étapes innombrables. »
« Un de nos romanciers les plus célèbres donne à penser qu’il croit au passage des êtres inférieurs dans les espèces supérieures, et, nommément, des animaux dans l’humanité :
« Expliquera qui voudra, dit George Sand, ces affinités entre l’homme et certains êtres secondaires dans la création. Elles sont tout aussi réelles que les antipathies et les terreurs insurmontables que nous inspirent certains animaux inoffensifs… C’est peut-être que tous les types, départis chacun spécialement à chaque race d’animaux, se retrouvent dans l’homme. Les physionomistes ont constaté des ressemblances physiques ; qui peut nier les ressemblances morales ? N’y a-t-il pas parmi nous des renards, des loups, des lions, des aigles, des hannetons, des mouches ? La grossièreté humaine est souvent basse et féroce comme l’appétit du pourceau… »
« George Sand se montre plus explicite à l’égard de la migration des âmes dans les lignes suivantes du même ouvrage : n
« Si nous ne devons pas aspirer à la béatitude des purs esprits du pays des chimères, si nous devons entrevoir toujours au delà de cette vie un travail, un devoir, des épreuves et une organisation limitée dans ses facultés vis-à-vis de l’infini, du moins il nous est permis par la raison, et il nous est commandé par le cœur, de compter sur une suite d’existences progressives en raison de nos bons désirs… Nous pouvons regarder cette terre comme un lieu de passage et compter sur un réveil plus doux dans le berceau qui nous attend ailleurs. De mondes en mondes, nous pouvons, en nous dégageant de l’animalité qui combat ici-bas notre spiritualisme, nous rendre propres à revêtir un corps plus pur, plus approprié aux besoins de l’âme, moins combattu et moins entravé par les infirmités de la vie humaine telle que nous la subissons ici-bas.
« Citons encore un romancier, Balzac. Les romanciers de cet ordre,
de même que les poètes hors ligne, abordent les questions les plus élevées,
et savent semer de traits profonds leurs écrits d’une forme agréable
et légère. C’est ainsi que, dans
Les Misérables - Google Books, Victor Hugo laisse tomber
de sa plume cette vague interrogation : « D’où venons-nous ?
et est-il bien sûr que nous n’ayons rien fait avant d’être né ? »
Ce n’est qu’en pensant, et sans parti pris de soutenir une thèse philosophique,
que l’auteur de
La Comédie humaine - Google Books, parle des existences successives.
Aussi ne puis-je que saisir cette pensée au vol de plusieurs de ses
romans.
« Voici, par exemple, quelques lignes du Lys dans la vallée - Google Books :
« L’homme est composé de matière et d’esprit ; l’animalité vient aboutir en lui, et l’ange commence en lui. De là cette lutte que nous éprouvons tous entre une destinée future que nous pressentons et les souvenirs de nos instincts extérieurs, dont nous ne sommes pas entièrement détachés : un amour charnel et un amour divin. »
« Et je trouve dans Séraphita - Google Books, ce roman mystique où Balzac expose avec un intérêt et un charme si puissants la doctrine religieuse du Suédois Swedenborg :
« Les qualités acquises et qui se développent lentement en nous sont des liens invisibles qui rattachent chacun de nos existers l’un à l’autre. »
« Enfin, dans les Comédiens sans le savoir, la sibylle, madame Fontaine, demande à Gazonal :
« — Quelle fleur aimez-vous ?
« — La rose.
« — Quelle couleur affectionnez-vous ?
« — Le bleu.
« — Quel animal préférez-vous ?
« — Le cheval. Pourquoi ces questions ? demande-t-il à son tour.
« — L’homme tient à toutes les formes par ses états antérieurs, dit-elle sentencieusement ; de là viennent ses instincts, et ses instincts dominent sa destinée. »
« Michelet témoigne de sa sympathie pour les mêmes idées, quand il appelle le chien un candidat à l’humanité, et lorsqu’il dit en parlant des oiseaux :
« Que sont-ils ? des âmes ébauchées, des âmes spécialisées encore dans telles fonctions de l’existence, des candidats à la vie plus générale et plus vastement harmonique où est arrivée l’âme humaine. » n
« Pierre Leroux ne croit pas que l’homme ait passé par les types inférieurs des animaux et des plantes. Suivant lui, les individus se perpétuent au sein de l’espèce et l’homme renaît indéfiniment dans l’humanité. La solidarité entre tous les membres de la famille humaine est alors évidente ; le bien qu’un homme fait à ses semblables tourne à son propre avantage, puisqu’il ne s’en sépare à la mort que pour revenir bientôt se mêler à eux. En soutenant la perpétuité de l’être au sein de l’espèce, Pierre Leroux s’écarte des auteurs que je viens de citer et ne rencontre pas beaucoup d’approbateurs ; n mais il n’en est pas moins un défenseur ardent de l’idée générale et d'une importance extrême qui rattache la vie actuelle à une série d’existences.
« Après avoir dit que l’enfant venant au monde n’est pas, comme le prétendait l’école de Locke, une table rase ; et que c’est faire injure à la Divinité de supposer qu’elle tire du néant de nouvelles créatures, qu’elle embellit au hasard de ses dons ou frappe au hasard de sa colère, Pierre Leroux conclut par ces mots :
« Ainsi, de toute nécessité, il faut admettre ou le système indéterminé des métempsycoses, ou le système déterminé de renaissance dans l’humanité que je soutiens. n
« Je suis loin de repousser d’une manière absolue le système de renaissance dans l’humanité ; mais l’humanité a eu un commencement, postérieur même à celui de la plupart des espèces animales et végétales qui couvrent notre globe ; l’humanité aura une fin ; et, puisque l’âme ne périt pas, il faut que l’être permanent, le moi, plonge ses racines ailleurs que dans l’humanité, et trouve son développement futur ailleurs que dans l’humanité, forme transitoire. »
Les nombreuses citations que fait l’auteur, et qui sont loin d’être complètes, prouvent combien est générale l’idée de la pluralité des existences, et qu’avant peu elle sera passée à l’état de vérité acquise. Sur d’autres points, il s’écarte complètement de la doctrine spirite ; nous sommes loin de partager son opinion sur toutes les questions qu’il traite dans son livre, notamment en ce qui concerne la divinité à laquelle il attribue un rôle secondaire, et la nature intime de l’âme dont il conteste la spiritualité. Son système est une sorte de panthéisme qui côtoie le Spiritisme, et semble être un terme moyen pour certaines gens qui ne veulent ni de l’athéisme, † ni du néantisme, † ni du spiritualisme † dogmatique. Quelque incomplet qu’il soit, ce n’en est pas moins un notable progrès sur les idées matérialistes dont il est beaucoup plus éloigné que des nôtres. Sauf quelques points très controversables, l’ouvrage contient des vues très profondes et très justes auxquelles le Spiritisme ne peut que s’associer.
[1] Petit volume in-12 ; prix, 1 fr. 50 ; par la poste, 1 fr. 75. Chez Germer-Baillière, 17, rue de l’École-de-médecine. † [Conférences sur l’âme - Google Books — Voir aussi du même auteur : Quelques notes de voyage - Google Books.]
[2] Il était si naturel de profiter de l’issue glorieuse ouverte à l’âme par les découvertes astronomiques, que je ne puis croire que la métempsycose de Pythagore ait été réellement ce que le vulgaire en pensait ; car Pythagore connaissait le vrai système du monde ; le double mouvement de rotation et de translation de la terre ; l’immobilité relative du soleil ; l’importance des étoiles fixes, dont chacune est un soleil et le centre d’un groupe de planètes très probablement habitées ; la marche et le retour des comètes : rien de tout cela n’était ignoré de Pythagore. Ce philosophe, instruit par les savants prêtres égyptiens qui ne révélaient leurs secrets qu’à un petit nombre d’initiés, crut devoir, à leur exemple, tenir secrète cette partie de sa science. Un de ses disciples, moins scrupuleux, la divulgua ; mais comme les preuves faisaient défaut et que les vérités se trouvaient perdues au milieu d’erreurs et de rêveries mystiques, la révélation passa inaperçue. Il ne suffit pas d’émettre une idée juste, il faut savoir la faire accepter ; aussi Copernic et Galilée, les vulgarisateurs du véritable système cosmologique, en sont-ils regardés comme les inventeurs, quoique la notion première s’en perde dans la nuit des temps.
[3] Terre et ciel - Google Books.
[4] Histoire de France. Tome X - Google Books, 4e édit., t. I.
[5] (Feuilleton de la Presse, du 19 octobre 1854.)
Les anciens auteurs n’ont pas tous méconnu le beau côté de la religion des druides, témoin ces vers de Lucain :
Vobis auctoribus, umbræ
Non tacitas Erebi sedes, Ditisque profundi
Pallida regna petunt : regit idem spiritus artus
Orbe alio : longæ (canitis si cognita) vitæ
Mors media est.
« Selon vous, Druides, les ombres ne descendent pas dans les silencieuses demeures de l’Erèbe, dans les pâles royaumes du dieu de l’abîme. Le même Esprit anime un nouveau corps dans une autre sphère. La mort (si vos hymnes contiennent la vérité) est le milieu d’une longue vie. »
[6] De
la société première et de ses lois - Google Books., liv. III.
[7] Histoire
de ma vie - Google Books.
[8] L’Oiseau - Google Books..
[9]
Goethe paraissait partager cette manière de voir, lorsqu’il s’écriait
dans une de ses lettres à la charmante madame de Stein : « Pourquoi
le destin nous a-t-il liés si étroitement ? Ah ! dans des
temps écoulés, tu fus ma sœur ou mon épouse ! Tu as connu le moindre
de mes traits, tu as épié la vibration de la plus pure de mes fibres,
tu m’as su lire d’un regard, moi qu’un œil humain pénètre difficilement ! »
(Revue
germanique - Google Books, décembre 1865.) Victor Meunier n’est
pas éloigné de croire aussi à la renaissance de l’homme sur la terre
: « Le sort de ceux qui viendront après nous, dit-il, ne me trouve
point indifférent, loin de là ! D’autant qu’il ne m’est pas démontré
que nous ne nous succéderons point à nous-mêmes. » (La Science et les savants en 1865 - Google Books, 2e
semestre.)
[10] De
l’humanité, de son principe, et de son avenir: où se trouve exposée
la … Par Pierre Leroux - Google Books.