1. — Cet ouvrage est trop connu aujourd’hui pour qu’il soit besoin d’en donner une analyse ; nous nous bornerons donc à examiner le point de vue auquel l’auteur s’est placé, et à en déduire quelques conséquences.
La touchante dédicace à l’âme de sa sœur, que M. Renan met en tête du volume, quoique très courte, est, à notre avis, un morceau capital, car c’est toute une profession de foi. Nous la citons intégralement, parce qu’elle nous donnera lieu de faire quelques remarques importantes, d’un intérêt général.
2.
A L’ÂME PURE DE MA SŒUR HENRIETTE MORTE À BYBLOS, †
LE 24 SEPTEMBRE 1861.
« Te souviens-tu, du sein de Dieu où tu reposes, de ces longues journées de Ghazir, † ou, seul avec toi, j’écrivais ces pages inspirées par les lieux que nous venions de parcourir ? Silencieuse à côté de moi, tu relisais chaque feuille et la recopiais sitôt écrite, pendant que la mer, les villages, les ravins, les montagnes, se déroulaient à nos pieds. Quand l’accablante lumière avait fait place à l’innombrable armée des étoiles, tes questions fines et délicates, tes doutes discrets, me ramenaient à l’objet sublime de nos communes pensées. Tu me disais un jour que ce livre-ci tu l’aimerais, d’abord parce qu’il avait été fait avec toi, et aussi parce qu’il te plaisait. Si parfois tu craignais pour lui les étroits jugements de l’homme frivole, toujours tu fus persuadée que les âmes vraiment religieuses finiraient par s’y plaire. Au milieu de ces douces méditations, la mort nous frappa tous les deux de son aile ; le sommeil de la fièvre nous prit à la même heure ; je me réveillai seul !… Tu dors maintenant dans la terre d’Adonis, près de la sainte Byblos et des eaux sacrées où les femmes des mystères antiques venaient mêler leurs larmes. Révèle-moi, ô bon génie, à moi que tu aimais, ces vérités qui dominent la mort, empêchent de la craindre, et la font presque aimer. »
A moins de supposer que M. Renan ait joué une indigne comédie, il est impossible que de telles paroles viennent sous la plume d’un homme qui croit au néant. On voit sans doute des écrivains, au talent souple, jouer avec les idées et les croyances les plus contradictoires, au point de faire illusion sur leurs propres sentiments ; c’est que, comme l’acteur, ils possèdent l’art de l’imitation. Une idée n’a pas besoin d’être pour eux un article de foi ; c’est un thème sur lequel ils travaillent, pour peu qu’elle prête à l’imagination, et qu’ils arrangent, tantôt d’une façon, tantôt d’une autre, selon les besoins de la circonstance. Mais il est des sujets auxquels l’incrédule le plus endurci ne saurait toucher sans se sentir sacrilège ; tel est celui de la dédicace de M. Renan. En pareil cas, un homme de cœur s’abstient plutôt que de parler contre sa conviction ; ce ne sont pas ceux que l’on choisit pour faire de l’effet.
En prenant les formes de cette dédicace pour l’expression consciencieuse de la pensée de l’auteur, on y trouve plus qu’une vague pensée spiritualiste. En effet, ce n’est pas l’âme perdue dans les profondeurs de l’espace, absorbée dans une éternelle et béate contemplation, ou dans des douleurs sans fin ; ce n’est pas non plus l’âme du panthéiste, s’annihilant dans l’océan de l’intelligence universelle ; c’est le tableau de l’âme individuelle, ayant le souvenir de ses affections et de ses occupations terrestres, revenant dans les lieux qu’elle a habités, auprès des personnes aimées. M. Renan ne parlerait pas ainsi à un mythe, à un être abîmé dans le néant ; pour lui, l’âme de sa sœur est à ses côtés ; elle le voit, elle l’inspire, elle s’intéresse à ses travaux ; il y a entre elle et lui échange de pensées, communication spirituelle ; sans s’en douter, il fait, comme tant d’autres, une véritable évocation. Que manque-t-il à cette croyance pour être complètement spirite ? La communication matérielle. Pourquoi donc M. Renan la rejette-t-il parmi les croyances superstitieuses ? Parce qu’il n’admet ni surnaturel ni merveilleux. Mais s’il connaissait l’état réel de l’âme après la mort, les propriétés de son enveloppe périspritale, il comprendrait que le phénomène des manifestations spirites ne sort pas des lois naturelles, et qu’il n’est pas besoin pour cela de recourir au merveilleux ; que dès lors ce phénomène a dû se produire dans tous les temps et chez tous les peuples, et qu’il est à la source d’une foule de faits faussement qualifiés de surnaturels par les uns, ou attribués à l’imagination par les autres ; qu’il n’est au pouvoir de personne d’empêcher ces manifestations, et qu’il est possible de les provoquer dans certains cas. Que fait donc le Spiritisme, sinon nous révéler une nouvelle loi de la nature ? Il fait, à l’égard d’un certain ordre de phénomènes, ce qu’a fait pour d’autres la découverte des lois de l’électricité, de la gravitation, de l’affinité moléculaire, etc. La science aurait-elle donc la prétention d’avoir le dernier mot de la nature ? Y a-t-il rien de plus surprenant, de plus merveilleux en apparence que de correspondre en quelques minutes avec une personne qui est à cinq cents lieues ? Avant la connaissance de la loi de l’électricité, un tel fait eût passé pour de la magie, de la sorcellerie, de la diablerie, ou pour un miracle ; sans aucun doute, un savant à qui on l’aurait raconté l’aurait repoussé, et n’aurait pas manqué d’excellentes raisons pour démontrer qu’il était matériellement impossible. Impossible, sans doute, selon les lois alors connues, mais très possible d’après une loi qu’on ne connaissait pas. Pourquoi donc serait-il plutôt possible de communiquer instantanément avec un être vivant dont le corps est à cinq cents lieues, qu’avec l’âme de ce même être qui est à côté de nous ? C’est, dit-on, qu’il n’a plus de corps. Et qui vous dit qu’il n’en a plus ? C’est précisément le contraire que vient prouver le Spiritisme, en démontrant que si son âme n’a plus l’enveloppe matérielle, compacte, pondérable, elle en a une fluidique, impondérable, mais qui n’en est pas moins une sorte de matière ; que cette enveloppe, invisible dans son état normal, peut, dans des circonstances données et par une sorte de modification moléculaire, devenir visible, comme la vapeur par la condensation ; il n’y a là, comme on le voit, qu’un phénomène très naturel, dont le Spiritisme donne la clef par la loi qui régit les rapports du monde visible et du monde invisible.
M. Renan, persuadé que l’âme de sa sœur, ou son Esprit, ce qui est la même chose, était auprès de lui, le voyait et l’entendait, devait croire que cette âme était quelque chose. Si quelqu’un fût venu lui dire : Cette âme dont votre pensée devine la présence n’est pas un être vague et indéfini ; c’est un être limité et circonscrit par un corps fluidique, invisible comme la plupart des fluides ; la mort n’a été pour elle que la destruction de son enveloppe corporelle, mais elle a conservé son enveloppe éthérée indestructible ; de sorte que vous avez près de vous votre sœur, telle qu’elle était de son vivant, moins le corps qu’elle a laissé sur la terre, comme le papillon laisse sa chrysalide ; en mourant elle n’a fait que se dépouiller du grossier vêtement qui ne pouvait plus lui servir, qui la retenait à la surface du sol, mais elle a conservé un vêtement léger qui lui permet de se transporter partout où elle veut, de franchir l’espace avec la rapidité de l’éclair ; au moral, c’est la même personne avec les mêmes pensées, les mêmes affections, la même intelligence, mais avec des perceptions nouvelles, plus étendues, plus subtiles, ses facultés n’étant plus comprimées par la matière lourde et compacte à travers laquelle elles devaient se transmettre ; dites si ce tableau a rien de déraisonnable ? Le Spiritisme, en prouvant qu’il est réel, est-il donc aussi ridicule que quelques-uns le prétendent ? Que fait-il, en définitive ? Il démontre d’une manière patente l’existence de l’âme ; en prouvant que c’est un être défini, il donne un but réel à nos souvenirs et à nos affections. Si la pensée de M. Renan n’était qu’un rêve, une fiction poétique, le Spiritisme vient faire de cette fiction une réalité.
3. — La philosophie s’est de tout temps attachée à la recherche de l’âme, de sa nature, de ses facultés, de son origine et de sa destinée ; d’innombrables théories ont été faites à ce sujet, et la question est toujours restée indécise. Pourquoi cela ? Apparemment qu’aucune n’a trouvé le nœud du problème, et ne l’a résolu d’une manière assez satisfaisante pour convaincre tout le monde. Le Spiritisme vient à son tour donner la sienne ; il s’appuie sur la psychologie expérimentale ; il étudie l’âme, non-seulement pendant la vie, mais après la mort ; il l’observe à l’état d’isolement ; il la voit agir en liberté, tandis que la philosophie ordinaire ne la voit que dans son union avec le corps, soumise aux entraves de la matière, c’est pourquoi elle confond trop souvent la cause avec l’effet. Elle s’efforce de démontrer l’existence et les attributs de l’âme par des formules abstraites, inintelligibles pour les masses ; le Spiritisme en donne des preuves palpables et la fait pour ainsi dire toucher au doigt et à l’œil ; il s’exprime en termes clairs, à la portée de tout le monde. Est-ce que la simplicité du langage lui ôterait le caractère philosophique, ainsi que le prétendent certains savants ?
4. — La philosophie spirite a cependant un tort grave aux yeux de beaucoup de gens, et ce tort est dans un seul mot. Le mot âme, même pour les incrédules, a quelque chose de respectable et qui impose ; le mot Esprit, au contraire, réveille en eux les idées fantastiques des légendes, des contes de fées, des feux follets, des loups-garous, etc. ; ils admettent volontiers qu’on puisse croire à l’âme, quoique n’y croyant pas euxmêmes, mais ils ne peuvent comprendre qu’avec du bon sens on puisse croire aux Esprits. De la une prévention qui leur fait regarder cette science comme puérile et indigne de leur attention ; la jugeant sur l’étiquette, ils la croient inséparable de la magie et de la sorcellerie. Si le Spiritisme se fût abstenu de prononcer le mot Esprit, et s’il y eût en toutes circonstances substitué le mot âme, l’impression, pour eux, eût été tout autre. A la grande rigueur, ces profonds philosophes, ces libres penseurs, admettront bien que l’âme d’un être qui nous fut cher entende nos regrets et vienne nous inspirer, mais ils n’admettront pas qu’il en soit de même de son Esprit. M. Renan a pu mettre en tête de sa dédicace : A l’âme pure de ma sœur Henriette ; il n’aurait pas mis : A l’Esprit pur.
Pourquoi donc le Spiritisme s’est-il servi du mot Esprit ? Est-ce une faute ? Non, au contraire. D’abord, ce mot était consacré dès les premières manifestations, avant la création de la philosophie spirite ; puisqu’il s’agissait de déduire les conséquences morales de ces manifestations, il y avait utilité à conserver une dénomination passée en usage, afin de montrer la connexité de ces deux parties de la science. Il était en outre évident que la prévention attachée à ce mot, circonscrite à une catégorie spéciale de personnes, devait s’effacer avec le temps ; l’inconvénient ne pouvait qu’être momentané.
En second lieu, si le mot Esprit était un repoussoir pour quelques individus, il était un attrait pour les masses, et devait contribuer plus que l’autre à populariser la doctrine. Il fallait donc préférer le plus grand nombre au plus petit.
Un troisième motif est plus sérieux que les deux autres. Les mots âme et Esprit, bien que synonymes et employés indifféremment, n’expriment pas exactement la même idée. L’âme est à proprement parler le principe intelligent, principe insaisissable et indéfini comme la pensée. Dans l’état de nos connaissances, nous ne pouvons le concevoir isolé de la matière d’une façon absolue. Le périsprit, quoique formé de matière subtile, en fait un être limité, défini, et circonscrit son individualité spirituelle ; d’où l’on peut formuler cette proposition : L’union de l’âme, du périsprit et du corps matériel constitue l’HOMME ; l’âme et le périsprit séparés du corps constituent l’être appelé ESPRIT. Dans les manifestations, ce n’est donc pas l’âme seule qui se présente ; elle est toujours revêtue de son enveloppe fluidique ; cette enveloppe est l’intermédiaire nécessaire à l’aide duquel elle agit sur la matière compacte. Dans les apparitions, ce n’est pas l’âme qu’on voit, mais le périsprit ; de même que lorsqu’on voit un homme on voit son corps, mais on ne voit pas la pensée, la force, le principe qui le fait agir.
En résumé, l’âme est l’être simple, primitif ; l’Esprit est l’être double ; l’homme est l’être triple ; si l’on confond l’homme avec ses vêtements, on aura un être quadruple. Dans la circonstance dont il s’agit, le mot Esprit est celui qui correspond le mieux à la chose exprimée. Par la pensée, on se représente un Esprit, on ne se représente pas une âme.
5. — M. Renan, convaincu que l’âme de sa sœur le voyait et l’entendait, ne pouvait supposer qu’elle fût seule dans l’espace ; une simple réflexion devait lui dire qu’il doit en être de même de toutes celles qui quittent la terre. Les âmes ou Esprits ainsi répandus dans l’immensité constituent le monde invisible qui nous entoure et au milieu duquel nous vivons ; de sorte que ce monde n’est point composé d’êtres fantastiques, de gnomes, de farfadets, de démons cornus et à pieds fourchus, mais des êtres mêmes qui ont formé l’humanité terrestre. Qu’y a-t-il là d’absurde ?
Le monde visible et le monde invisible se trouvant ainsi perpétuellement en contact, il en résulte une réaction incessante de l’un sur l’autre ; de là une foule de phénomènes qui rentrent dans l’ordre des faits naturels. Le Spiritisme moderne ne les a ni découverts ni inventés ; il les a mieux étudiés et mieux observés ; il en a recherché les lois et les a, par cela même, rayés de l’ordre des faits merveilleux.
Les faits qui se rattachent au monde invisible et à ses rapports avec le monde visible, plus ou moins bien observés à toutes les époques, se lient à l’histoire de presque tous les peuples, et surtout à l’histoire religieuse ; c’est pourquoi il y est fait allusion dans maints passages des écrivains sacrés et profanes. C’est faute de connaître cette relation que tant de passages sont demeurés inintelligibles, et ont été si diversement et si faussement interprétés.
C’est par la même raison que M. Renan s’est si étrangement mépris sur la nature des faits rapportés dans l’Évangile, sur le sens des paroles du Christ, son rôle et son véritable caractère, ainsi que nous le démontrerons dans un prochain article [ci-après]. Ces réflexions, auxquelles nous ont conduit son préambule, étaient nécessaires pour apprécier les conséquences qu’il a tirées du point de vue où il s’est placé.
[Revue de juin 1864.]
6. VIE DE JÉSUS, PAR M. RENAN.
(2e article. — Voir le numéro de mai 1864.)
Ce livre est un de ceux qui ne peuvent être complètement réfutés que par un autre livre. Il faudrait le discuter article par article ; c’est une tâche que nous n’entreprendrons point, par la raison qu’il touche à des questions qui ne sont pas de notre ressort, et que beaucoup d’autres s’en sont chargés ; nous nous bornerons à l’examen des conséquences que l’auteur a tirées du point de vue où il s’est placé.
Il y a dans cet ouvrage, comme dans tous les ouvrages historiques, deux parties très distinctes : la relation des faits, et l’appréciation de ces faits. La première est une question d’érudition et de bonne foi ; la seconde dépend entièrement de l’opinion personnelle. Deux hommes peuvent parfaitement se rencontrer sur l’une, et différer complètement sur l’autre.
Il est naturel que la partie religieuse ait été attaquée, parce que c’est une question de croyance, mais la partie historique ne paraît pas être invulnérable, si l’on en juge par les critiques des théologiens qui lui contestent non-seulement l’appréciation, mais l’exactitude de certains faits. Nous laisserons à de plus compétents que nous le soin de décider cette dernière question ; toutefois, sans nous constituer juge du débat, nous reconnaîtrons que certaines critiques sont évidemment fondées, mais que sur plusieurs points importants de l’histoire, les remarques de M. Renan sont parfaitement justes. Parmi les nombreuses réfutations qui ont été faites de son livre, nous croyons devoir signaler celle du P. Gratry † comme une des plus logiques et des plus impartiales ; il y fait surtout ressortir avec beaucoup de clarté les contradictions qu’on y rencontre à chaque pas. n
Admettons cependant que M. Renan ne se soit en rien écarté de la vérité historique, cela n’implique pas la justesse de son appréciation, parce qu’il a fait ce travail en vue d’une opinion et avec des idées préconçues. Il a étudié les faits pour y chercher la preuve de cette opinion, et non pour s’en former une ; naturellement il n’y a vu que ce qui lui a paru conforme à sa manière de voir, tandis qu’il n’y a pas vu ce qui y était contraire. Son opinion est sa mesure ; il le dit du reste lui-même dans ce passage de son introduction, page 5 : « Je serai satisfait si, après avoir écrit la vie de Jésus, il m’est donné de raconter comme je l’entends l’histoire des apôtres, l’état de la conscience chrétienne durant les semaines qui suivirent la mort de Jésus, la formation du cycle légendaire de la résurrection, les premiers actes de l’Église de Jérusalem, la vie de saint Paul, etc. » Il peut y avoir plusieurs manières d’apprécier un fait, mais le fait en lui-même est indépendant de l’opinion. C’est donc une histoire des apôtres à sa manière que M. Renan se propose de donner, comme il a donné, à sa manière, l’histoire de la vie de Jésus. Se trouve-t-il dans les conditions d’impartialité voulues pour que son opinion fasse foi ? Il nous permettra d’en douter.
Persuadé qu’il était dans le vrai, il a pu agir, et nous croyons qu’il a agi de bonne foi, et que les erreurs matérielles qu’on lui reproche ne sont pas le résultat d’un dessein prémédité d’altérer la vérité, mais d’une fausse appréciation des choses. Il est dans la position d’un homme consciencieux, partisan exclusif des idées de l’ancien régime, et qui écrirait une histoire de la Révolution française. Son récit pourra être d’une scrupuleuse exactitude, mais le jugement qu’il portera sur les hommes et sur les choses sera le reflet de ses propres idées ; il blâmera ce que d’autres approuveront. En vain aura-t-il parcouru les lieux où les événements se sont passés, ces lieux lui confirmeront les faits, mais ne les lui feront pas envisager d’une autre manière. Tel a été M. Renan parcourant la Judée † l’Évangile à la main ; il y a trouvé les traces du Christ, d’où il conclut que le Christ avait existé, mais il n’y a pas vu le Christ autrement qu’il ne le voyait auparavant. Là où il n’a vu que les pas d’un homme, un apôtre de la foi orthodoxe aurait aperçu l’empreinte de la Divinité.
Son appréciation vient du point de vue où il s’est placé. Il se défend d’athéisme et de matérialisme, parce qu’il ne croit pas que la matière pense, qu’il admet un principe intelligent, universel, réparti dans chaque individu à dose plus ou moins forte. Que devient ce principe intelligent à la mort de chaque individu ? Si l’on en croit la dédicace de M. Renan à l’âme de sa sœur, il conserve son individualité et ses affections ; mais si l’âme conserve son individualité et ses affections, il y a donc un monde invisible, intelligent et aimant ; or, ce monde, puisqu’il est intelligent, ne peut rester inactif ; il doit jouer un rôle quelconque dans l’univers. Eh bien ! l’ouvrage entier est la négation de ce monde invisible, de toute intelligence active en dehors du monde visible ; par conséquent de tout phénomène résultant de l’action d’intelligences occultes, de tout rapport entre les morts et les vivants ; d’où il faut conclure que sa touchante dédicace est une œuvre d’imagination suscitée par le regret sincère qu’il ressent de la perte de sa sœur, et qu’il y exprime son désir plus que sa croyance ; car s’il avait cru sérieusement à l’existence individuelle de l’âme de sa sœur, à la persistance de son affection pour lui, à sa sollicitude, à son inspiration, cette croyance lui eût donné des idées plus vraies sur le sens de la plupart des paroles du Christ.
Le Christ, en effet, se préoccupant de l’avenir de l’âme, fait incessamment allusion à la vie future, au monde invisible, par conséquent, qu’il présente comme bien plus enviable que le monde matériel, et comme devant faire l’objet de toutes les aspirations de l’homme. Pour celui qui ne voit rien en dehors de l’humanité tangible, ces paroles : « Mon royaume n’est pas de ce monde ( † ) ; Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père ( † ) ; Ne cherchez pas les trésors de la terre, mais ceux du ciel ( † ) ; Bienheureux les affligés, parce qu’ils seront consolés, ( † ) » et tant d’autres, ne doivent avoir qu’un sens chimérique. C’est ainsi que les considère M. Renan : « La part de vérité, dit-il, contenue dans la pensée de Jésus l’avait emporté sur la chimère qui l’obscurcissait. Ne méprisons pas cependant cette chimère qui a été l’écorce grossière de la bulbe sacrée dont nous vivons. Ce fantastique royaume du ciel, cette poursuite sans fin d’une cité de Dieu, qui a toujours préoccupé le Christianisme dans sa longue carrière, a été le principe du grand instinct d’avenir qui a animé tous les réformateurs, disciples obstinés de l’Apocalypse, depuis Joachim de Flore † jusqu’au sectaire protestant de nos jours. » (Ch. XVIII, page 285, 1re édit.). n
L’œuvre du Christ était toute spirituelle ; or, M. Renan ne croyant pas à la spiritualisation de l’être, ni à un monde spirituel, devait naturellement prendre le contre-pied de ses paroles, et le juger au point de vue exclusivement matériel. Un matérialiste ou un panthéiste, jugeant une œuvre spirituelle, est comme un sourd jugeant un morceau de musique. M. Renan jugeant le Christ du point de vue où il s’est placé, a dû se méprendre sur ses intentions et son caractère. La preuve la plus évidente s’en trouve dans cet étrange passage de son livre : « Jésus n’est pas un spiritualiste, car tout aboutit pour lui à une réalisation palpable ; il n’a pas la moindre notion d’une âme séparée du corps. Mais c’est un idéaliste accompli, la matière n’étant pour lui que le signe de l’idée, et le réel l’expression vivante de ce qui ne paraît pas. » (Ch. VII, page 128.)
Conçoit-on le Christ, fondateur de la doctrine spiritualiste par excellence, ne croyant pas à l’individualité de l’âme dont il n’a pas la moindre notion, et par conséquent à la vie future ? S’il n’est pas spiritualiste, il est donc matérialiste, et par conséquent M. Renan est plus spiritualiste que lui. De telles paroles ne se discutent pas ; elles suffisent pour indiquer la portée du livre, car elles prouvent que l’auteur a lu les Évangiles, ou avec bien de la légèreté, ou avec un esprit si prévenu qu’il n’a pas vu ce qui saute aux yeux de tout le monde. On peut admettre sa bonne foi, mais on n’admettra certes pas la justesse de son coup d’œil.
Toutes ses appréciations découlent de cette idée que le Christ n’avait en vue que les choses terrestres. Selon lui, c’était un homme essentiellement bon, désintéressé des biens de ce monde, de mœurs très douces, d’une instruction bornée à l’étude des textes sacrés, d’une intelligence naturelle supérieure, à qui les disputes religieuses des Juifs donnèrent l’idée de fonder une doctrine. En cela il fut favorisé par les circonstances, qu’il sut habilement exploiter. Sans idée préconçue et sans plan arrêté, voyant qu’il ne réussirait pas auprès des riches, il chercha son point d’appui chez les prolétaires, naturellement animés contre les riches ; en les flattant, il devait s’en faire des amis. S’il dit que le royaume des cieux est pour les enfants, c’est pour flatter les mères, qu’il prend par leur côté faible, et s’en faire des partisans ; aussi la religion naissante fut, à beaucoup d’égards, un mouvement de femmes et d’enfants. En un mot, tout était calcul et combinaison chez lui, et, l’amour du merveilleux aidant, il a réussi. Du reste, pas trop austère, car il aima beaucoup Madeleine, dont il fut beaucoup aimé. Plusieurs femmes riches pourvoyaient à ses besoins. Lui et ses apôtres étaient de bons vivants qui ne dédaignaient pas les joyeux repas. Voyez plutôt ce qu’il dit :
7. — Trois ou quatre Galiléennes dévouées accompagnaient toujours le jeune maître et se disputaient le plaisir de l’écouter et de le soigner tour à tour. Elles apportaient dans la secte nouvelle un élément d’enthousiasme et de merveilleux dont on saisit déjà l’importance. L’une d’elles, Marie de Magdala, qui a rendu si célèbre dans le monde le nom de sa pauvre bourgade, paraît avoir été une personne fort exaltée. Selon le langage du temps, elle avait été possédée par sept démons ; c’est-à-dire qu’elle avait été affectée de maladies nerveuses et, en apparence, inexplicables. Jésus, par sa beauté pure et douce, calma cette organisation troublée. La Magdaléenne lui fut fidèle jusqu’au Golgotha, et joua le surlendemain de sa mort un rôle de premier ordre ; car elle fut l’organe principal par lequel s’établit la foi à la résurrection, ainsi que nous le verrons plus tard. Jeanne, femme de Khousa, l’un des intendants d’Antipas, Suzanne, et d’autres ( † ) restées inconnues, le suivaient sans cesse et le servaient. Quelques-unes étaient riches, et mettaient par leur fortune le jeune prophète en position de vivre sans exercer le métier qu’il avait professé jusqu’alors. » (Ch. IX, p. 151.)
« Jésus comprit bien vite que le monde officiel de son temps ne se prêterait nullement à son royaume. Il en prit son parti avec une hardiesse extrême. Laissant là tout ce monde au cœur sec et aux étroits préjugés, il se tourna vers les simples. Le royaume de Dieu est fait pour les enfants et pour ceux qui leur ressemblent ; pour les rebutés de ce monde, victimes de la morgue sociale qui repousse l’homme bon, mais humble… Le pur ébionisme, † c’est-à-dire que les pauvres (ébionim) seuls seront sauvés, que le règne des pauvres va venir, fut donc la doctrine de Jésus. » (Ch. XI, p. 178).
« Il n’appréciait les états de l’âme qu’en proportion de l’amour qui s’y mêle. Des femmes, le cœur plein de larmes et disposées par leurs fautes aux sentiments d’humilité, étaient plus près de son royaume que les natures médiocres, lesquelles ont souvent peu de mérite à n’avoir point failli. On conçoit, d’un autre côté, que ces âmes tendres, trouvant dans leur conversion à la secte un moyen de réhabilitation facile, s’attachaient à lui avec passion. »
« Loin qu’il cherchât à adoucir les murmures que soulevait son dédain pour les susceptibilités sociales du temps, il semblait prendre plaisir à les exciter. Jamais on n’avoua plus hautement ce mépris du monde, qui est la condition des grandes choses et de la grande originalité. Il ne pardonnait au riche que quand le riche, par suite de quelque préjugé, était mal vu de la société. Il préférait hautement les gens de vie équivoque et de peu de considération aux notables orthodoxes. « Des publicains et des courtisanes, leur disait-il, vous précéderont dans le royaume de Dieu. Jean est venu ; des publicains et des courtisanes ont cru en lui, et malgré cela vous ne vous êtes pas convertis. » On comprend que le reproche de n’avoir pas suivi le bon exemple que leur donnaient des filles de joie devait être sanglant pour des gens faisant profession de gravité et d’une morale rigide.
« Il n’avait aucune affectation extérieure, ni montre d’austérité. Il ne fuyait pas la joie, il allait volontiers aux divertissements des mariages. Un de ses miracles fut fait pour égayer une noce de petite ville. Les noces en Orient ont lieu le soir. Chacun porte une lampe ; les lumières qui vont et viennent font un effet fort agréable. Jésus aimait cet aspect gai et animé, et tirait de là des paraboles. » (Ch. XI, p. 187.)
« Les Pharisiens et les docteurs criaient au scandale. « Voyez, disaient-ils, avec quelles gens il mange ! » Jésus avait alors de fines réponses qui exaspéraient les hypocrites : « Ce ne sont pas les gens qui se portent bien qui ont besoin de médecin. » (Ch. XI, p. 185.)
M. Renan a soin d’indiquer, par des notes de renvoi, les passages de l’Évangile auxquels il fait allusion, pour montrer qu’il s’appuie sur le texte. Ce n’est pas la vérité des citations qu’on lui conteste, mais l’interprétation qu’il leur donne. C’est ainsi que la profonde maxime de ce dernier paragraphe est travestie en une simple repartie spirituelle.
Tout se matérialise dans la pensée de M. Renan ; il ne voit dans toutes les paroles de Jésus rien au delà du terre-à-terre, parce que lui-même ne voit rien en dehors de la vie matérielle.
Après une description idyllique de la Galilée, † de son climat délicieux, de sa fertilité luxuriante, du caractère doux et hospitalier de ses habitants, dont il fait de véritables bergers d’Arcadie, † il trouve dans la disposition d’esprit qui devait en résulter la source du Christianisme.
8. — Cette vie contente et facilement satisfaite n’aboutissait pas à l’épais matérialisme de notre paysan, à la grosse joie d’une Normandie plantureuse, à la pesante gaieté des Flamands. Elle se spiritualisait en rêves éthérés, en une sorte de mysticisme poétique confondant le ciel et la terre… La joie fera partie du royaume de Dieu. N’est-ce pas la fille des humbles de cœur, des hommes de bonne volonté ?
« Toute l’histoire du Christianisme naissant est devenue de la sorte une délicieuse pastorale. Un Messie aux repas de noces, la courtisane et le bon Zachée appelés à ses festins, les fondateurs du royaume du ciel, comme un cortège de paranymphes : voilà ce que la Galilée a osé, et ce qu’elle a fait accepter. » (Ch. IV, p. 67.)
« Un sentiment d’une admirable profondeur domina en tout ceci Jésus, ainsi que la bande de joyeux enfants qui l’accompagnaient, et fit de lui pour l’éternité le vrai créateur de la paix de l’âme, le grand consolateur de la vie. » (Ch. X, p. 176.
« Des utopies de vie bienheureuse fondées sur la fraternité des hommes et le culte pur du vrai Dieu préoccupaient les âmes élevées et produisaient de toutes parts des essais hardis, sincères, mais de peu d’avenir. » (Ch. X, p. 172.)
« En Orient, la maison où descend un étranger devient de suite un lieu public. Tout le village s’y rassemble ; les enfants y font invasion ; les valets les écartent : ils reviennent toujours. Jésus ne pouvait souffrir qu’on rudoyât ces naïfs auditeurs ; il les faisait approcher de lui et les embrassait. Les mères, encouragées par un tel accueil, lui apportaient leurs nourrissons pour qu’il les touchât… Aussi les femmes et les enfants l’adoraient…
« La religion naissante fut ainsi à beaucoup d’égards un mouvement de femmes et d’enfants. Ces derniers faisaient autour de lui comme une jeune garde pour l’inauguration de son innocente royauté, et lui décernaient de petites ovations auxquelles il se plaisait fort, l’appelant : fils de David, criant : Hosanna ! et portant des palmes autour de lui. Jésus, comme Savonarole, les faisait peut-être servir d’instrument à des missions pieuses ; il était bien aise de voir ces jeunes apôtres, qui ne le compromettaient pas, se lancer en avant, et lui décerner des titres qu’il n’osait prendre lui-même. » (Ch. XI, p. 190.)
Jésus est ainsi présenté comme un ambitieux vulgaire, aux passions mesquines, qui agit en dessous et n’a pas le courage de s’avouer. A défaut d’une royauté effective, il se contente de celle plus innocente et moins périlleuse que lui décernent de petits enfants. Le passage suivant en fait un égoïste :
« Mais de tout cela ne résulta ni une Église établie à Jérusalem, ni un groupe de disciples hiérosolymites. Le charmant docteur, qui pardonnait à tous pourvu qu’on l’aimât, ne pouvait trouver beaucoup d’écho dans ce sanctuaire des vaines disputes et des sacrifices vieillis. »
« Sa famille ne semble pas l’avoir aimé, et, par moments, on le trouve dur pour elle. Jésus, comme tous les hommes exclusivement préoccupés d’une idée, arrivait à tenir peu de compte des liens du sang… Bientôt, dans sa hardie révolte contre la nature, il devait aller plus loin encore, et nous le verrons foulant aux pieds tout ce qui est de l’homme, le sang, l’amour, la patrie, ne garder d’âme et de cœur que pour l’idée qui se présentait à lui comme la forme absolue du bien et du vrai. » (Ch. III, p. 42, 43.)
Voilà ce que M. Renan intitule : Origines du Christianisme. Qui aurait jamais cru qu’une bande de joyeux vivants, une troupe de femmes, de courtisanes et d’enfants, ayant à leur tête un idéaliste, qui n’avait pas la moindre notion de l’âme, pussent, à l’aide d’une utopie, de la chimère d’un royaume céleste, changer la face du monde religieux, social et politique ? Dans un autre article nous examinerons la manière dont il envisage les miracles et la nature de la personne du Christ.
[1]
[Vie de Jésus, par Ernest Renan — Google Books.]
[2] Brochure
in-18. — Prix : 1 fr., chez Plon, 8, rue Garancière. [Jésus-Christ :
réponse à m. Renan — Google Books. — Voir aussi : [Le livre de l’Abbé Anglade sur ouvrage de M. Renan. - Google Books.]
[3] Toutes nos citations sont tirées de la 1re édition.