Démonstration de sa réalité, déduite de l’étude des effets du chloroforme † et du curare † sur l’économie animale, par M. RAMON DE LA SAGRA, membre correspondant de l’Institut de France † (Académie des sciences morales et politiques), † de l’Académie royale des sciences des Pays-Bas, † etc. n
1. — Nous avons dit, dans un article ci-dessus, page 205 [La Génération spontanée et la Genèse], que les recherches de la science, même en vue d’une étude exclusivement matérielle, conduiraient au spiritualisme, par l’impuissance d’expliquer certains effets à l’aide des seules lois de la matière ; d’autre part, nous avons maintes fois répété que dans la catalepsie, la léthargie, l’anesthésie n par le chloroforme ou autres substances, le somnambulisme naturel, l’extase et certains états pathologiques, l’âme se révèle par une action indépendante de l’organisme, et donne, par son isolement, la preuve patente de son existence. Nous ne parlons ni du magnétisme, ni du somnambulisme artificiel, ni de la double vue, ni des manifestations spirites que la science officielle n’a pas encore reconnus, mais des phénomènes sur lesquels elle est à même d’expérimenter chaque jour.
La science a cherché l’âme avec le scalpel et le microscope dans le cerveau et les ganglions nerveux, et ne l’a pas trouvée ; l’analyse de ces substances ne lui a donné que de l’oxygène, de l’hydrogène, de l’azote et du carbone, d’où elle a conclu que l’âme n’était pas distincte de la matière. Si elle ne la trouve pas, la raison en est bien simple : elle se fait de l’âme une idée fixe préconçue ; elle se la figure douée des propriétés de la matière tangible ; c’est sous cette forme qu ‘elle la cherche, et naturellement elle ne pourrait la reconnaître lors même qu’elle l’aurait sous les yeux. De ce que certains organes sont les instruments des manifestations de la pensée, qu’en détruisant ces organes, elle arrête la manifestation, elle tire la conséquence très peu philosophique que ce sont les organes qui pensent, absolument comme si une personne qui aurait coupé le fil télégraphique et interrompu la transmission d’une dépêche, prétendait avoir détruit celui qui l’envoyait.
L’appareil télégraphique nous offre, par comparaison, une image exacte du fonctionnement de l’âme dans l’organisme. Supposons qu’un individu reçoive une dépêche, et qu’en ignorant la provenance, il se livre aux recherches suivantes. Il suit le fil transmetteur jusqu’à son point de départ ; chemin faisant il cherche son envoyeur le long du fil et ne le trouve pas ; le fil le conduit à Paris, † au bureau, à l’appareil ; « C’est de là, dit-il, que la dépêche est partie, je n’en puis douter ; c’est un fait matériellement démontré ; » il explore l’appareil, le démonte, le disloque pour y chercher son envoyeur, et n’y trouvant que du bois, du cuivre, une roue, il se dit : « Puisque la dépêche est partie de là, et que je n’y trouve personne, c’est ce mécanisme qui a conçu la dépêche ; cela m’est démontré non moins matériellement. » Sur ces entrefaites un autre individu se plaçant à côté de l’appareil, se met à répéter mot à mot la dépêche, et lui dit : « Comment pouvez-vous supposer, vous, homme d’intelligence, que ce mécanisme composé de matière inerte, destructible, ait pu concevoir la pensée de la dépêche que vous avez reçue, connaître le fait que cette dépêche vous a appris ? Si la matière avait la faculté de penser, pourquoi le fer, la pierre, le bois n’auraient-ils pas des idées ? Si cette faculté dépend de l’ordre et de l’arrangement des parties, pourquoi l’homme ne construirait-il pas des automates pensants ? Vous est-il jamais venu à l’esprit de croire que ces poupées qui disent : papa, maman, ont la conscience de ce qu’elles font ? N’avez-vous pas au contraire, admiré l’intelligence de l’auteur de ce mécanisme ingénieux ? »
Ici, le nouvel interlocuteur est l’âme qui conçoit la pensée ; l’appareil est le cerveau où elle se concentre et se formule ; l’électricité est le fluide directement imprégné de la pensée et chargé de la porter au loin, comme l’air porte le son ; les fils métalliques sont les cordons nerveux destinés à la transmission du fluide ; le premier individu est le savant à la poursuite de l’âme, qui suit les cordons nerveux, la cherche dans le cerveau, et ne l’y trouvant pas, conclut que c’est le cerveau qui pense ; il n’entend pas la voix qui lui crie : « Tu t’obstines à me chercher dedans, tandis que je suis dehors ; regarde à côté et tu me verras ; les nerfs, le cerveau et les fluides ne pensent pas plus que le fil métallique, l’appareil télégraphique et l’électricité ; ce ne sont que les instruments de la manifestation de la pensée, ingénieusement combinés par l’inventeur de la machine humaine. »
2. — De tous temps des phénomènes spontanés assez fréquents, tels que la catalepsie, la léthargie, le somnambulisme naturel et l’extase, ont montré l’âme agissant en dehors de l’organisme ; mais la science les a dédaignés à ce point de vue. Or, voici qu’une nouvelle découverte, l’anesthésie par le chloroforme, d’une incontestable utilité dans les opérations chirurgicales, et dont, par cela même, on est bien forcé d’étudier les effets, rend chaque jour la science témoin de ce phénomène, en mettant, pour ainsi dire, à nu l’âme du patient ; c’est la voix qui crie : « Regarde donc dehors, et non dedans, et tu me verras ; » mais il y a des gens qui ont des yeux et ne voient pas, des oreilles et n’entendent pas.
Parmi les nombreux faits de ce genre, le suivant s’est produit dans la pratique de M. Velpeau : †
« Une dame qui n’avait manifesté aucun signe de douleur pendant que je la débarrassais d’une volumineuse tumeur, se réveilla en souriant et me dit : « Je sais bien que c’est fini ; laissez-moi revenir tout à fait et je vais vous expliquer cela… Je n’ai absolument rien senti, ajouta-t-elle bientôt, mais voici comment j’ai su que j’étais opérée. Dans mon sommeil, j’étais allée faire une visite à une dame de ma connaissance, pour l’entretenir d’un enfant pauvre que nous avions à placer. Pendant que nous causions, cette dame me dit : Vous croyez être en ce moment chez moi, n’est-ce pas ? Eh bien ! ma chère amie, vous vous trompez complètement, car vous êtes chez vous, dans votre lit, où l’on vous fait l’opération à présent même. Loin de m’alarmer de son langage, je lui ai naïvement répondu : Ah ! s’il en est ainsi, je vous demande la permission de prolonger un peu ma visite, afin que tout soit fini quand je rentrerai à la maison. Et voilà comment, en ouvrant les yeux, avant même d’être réveillée tout à fait, j’ai pu vous annoncer que j’étais opérée. »
La chloroformation offre des milliers d’exemples tout aussi concluants que celui-ci.
En communiquant ce fait et d’autres analogues à l’Académie des sciences, le 4 mars 1850, M. Velpeau s’est écrié : « Quelle source féconde pour la psychologie et la physiologie, que ces actes qui vont jusqu’à séparer l’esprit de la matière, ou l’intelligence du corps ! »
M. Velpeau a donc vu fonctionner l’âme en dehors de l’organisme ; il a pu en constater l’existence par son indépendance ; il a entendu la voix qui lui disait : Je suis dehors et non dedans ; pourquoi donc a-t-il fait profession de foi de matérialisme ? Il l’a dit depuis qu’il est dans le monde des Esprits : « Orgueil du savant, qui ne voulait pas se donner un démenti. » Cependant il n’a pas craint de revenir sur certaines opinions scientifiques erronées qu’il avait publiquement professées. Dans son Traité de médecine opératoire, publié en 1839, tome I, page 32, il dit :
« Éviter la douleur dans les opérations, est une chimère qu’il n’est pas permis de poursuivre aujourd’hui. Instrument tranchant et douleur, en médecine opératoire, sont deux mots qui ne se présentent point l’un sans l’autre à l’esprit des malades, et dont il faut nécessairement admettre l’association. » Le chloroforme est venu lui donner un démenti sur ce point, comme sur la question de l’âme. Pourquoi donc a-t-il accepté l’un et non l’autre ? mystère des faiblesses humaines !
Si, dans ses leçons, M. Velpeau avait dit à ses élèves : « Messieurs, on vous dit que vous ne trouverez pas l’âme au bout de votre scalpel, et l’on a raison, car elle n’y est pas, et vous l’y chercheriez en vain comme je l’ai fait moi-même ; mais étudiez les manifestations intelligentes dans les phénomènes de l’anesthésie, et vous aurez la preuve irrécusable de son existence ; c’est là que je l’ai trouvée, et tout observateur de bonne foi la trouvera. En présence de pareils faits, il n’est plus possible de la nier, puisqu’on peut constater son action indépendante de l’organisme, et qu’on peut l’isoler pour ainsi dire à volonté. » En parlant ainsi, il n’aurait fait que compléter la pensée qu’il avait émise devant l’Académie des sciences. Avec un tel langage, appuyé de l’autorité de son nom, il aurait fait une révolution dans l’art médical. C’est une gloire qu’il a répudiée, et qu’il regrette amèrement aujourd’hui, mais dont d’autres hériteront.
3. — Telle est la thèse qui vient d’être développée avec un remarquable talent par M. Ramon de la Sagra, dans l’ouvrage qui fait l’objet de cet article. L’auteur y décrit avec méthode et clarté, au point de vue de la science pure qui lui est familière, toutes les phases de l’anesthésie par le chloroforme, l’éther, le curare n et autres agents, d’après ses propres observations et celles des auteurs les plus accrédités, tels que Velpeau, † Gerdy, † Bouisson [Prof. Clin. Surg. to Fac. Med. of Montpelier], Flourens, † Simonin [Amédée H. Simonin ?], etc. La partie technique et scientifique y occupe une large place, mais cela était nécessaire pour une démonstration rigoureuse. Il contient en outre des faits nombreux où nous avons puisé celui que nous rapportons ci-dessus.
Nous y empruntons également les conclusions suivantes :
« Puisque c’est un fait parfaitement constaté par les phénomènes anesthésiques, que l’éther éteint la vie des nerfs conducteurs des impressions des sens, tout en laissant libres les facultés intellectuelles, il devient incontestable aussi, que ces facultés ne dépendent pas essentiellement des organes nerveux. Or, comme les organes des sens, qui procurent les impressions, n’agissent que par les nerfs, il est clair que ceux-ci étant paralysés, tout l’organisme de la vie animale, de la vie de relation, reste anéanti pour ces facultés intellectuelles qui fonctionnent nonobstant. Force est donc d’avouer que leur existence, ou plutôt leur réalité, ne dépend pas essentiellement de l’organisme, et que, dès lors, elles procèdent d’un principe divers de lui, indépendant de lui, pouvant fonctionner sans lui et en dehors de lui.
« Voici donc la réalité de l’âme rigoureusement démontrée, incontestablement établie, sans qu’aucune observation physiologique puisse lui porter atteinte. Nous pouvons voir sortir de cette conclusion comme des jets de lumière qui éclairent des horizons lointains, que nous n’aborderons pas cependant, parce que ce genre d’études sort du cadre que nous nous sommes tracé.
« Le point de vue psychologique sous lequel nous venons de présenter les effets des substances anesthésiques sur l’économie animale, et les conséquences que nous en avons déduites en faveur de la réalité de l’existence de l’âme, doivent suggérer l’espoir qu’une méthode semblable, appliquée à l’étude d’autres phénomènes analogues de la vie, pourrait conduire au même résultat.
« Aucune déduction ne serait plus juste, car les effets physiologiques et psychologiques qui se montrent pendant l’ivresse alcoolique, le délire pathologique, le sommeil naturel et magnétique, l’extase et même la folie, offrent la plus grande ressemblance, dans beaucoup de points, avec les effets des substances anesthésiques que nous venons d’étudier dans cet ouvrage. Une telle concordance de divers phénomènes, procédant de causes différentes, en faveur d’une conclusion identique, ne doit pas nous surprendre. Elle n’est que la conséquence de ce que nous avons prouvé : la réalité de l’existence d’une essence distincte de la matière dans l’organisme humain, et à laquelle sont dévolues les fonctions intellectuelles que la matière seule ne pourrait jamais remplir.
« Ce serait ici le lieu d’examiner une autre question, de faire une incursion dans le domaine du magnétisme animal, qui soutient la permanence des facultés sensoriales en dehors des sens, c’est-à-dire de la vision, de l’audition, du goût, de l’odorat, pendant la paralysie complète des organes qui, dans l’état normal, procurent ces impressions. Mais cette doctrine, dont nous ne voulons ni contester ni soutenir la vérité, n’est pas admise par la science physiologique, ce qui est suffisant pour que nous l’éliminions de nos recherches actuelles. »
4. — Ce dernier paragraphe prouve que l’auteur a fait, pour la démonstration de l’âme, ce que M. Flammarion a fait pour celle de Dieu ; c’est-à-dire qu’il a tenu à se placer sur le terrain même de la science expérimentale, et qu’il a voulu tirer des seuls faits officiellement reconnus, la preuve de sa thèse. Il nous promet un autre ouvrage, qui ne peut manquer d’avoir un grand intérêt, dans lequel seront étudiés, au même point de vue, les divers phénomènes qu’il ne fait que mentionner, s’étant borné à ceux de l’anesthésie par le chloroforme.
Cette preuve n’est certainement pas nécessaire pour affermir la conviction des Spirites, ni des spiritualistes ; mais, après Dieu, l’existence de l’âme étant la base fondamentale du Spiritisme, nous devons considérer comme éminemment utile à la doctrine tout ouvrage qui tend à en démontrer les principes fondamentaux. Or, l’action de l’âme, abstraction faite de l’organisme, étant prouvée, c’est un point de départ qui, de même que la pluralité des existences et le périsprit, de proche en proche et par déduction logique, conduit à toutes les conséquences du Spiritisme.
En effet, l’exemple rapporté ci-dessus est du Spiritisme au premier chef, ce dont M. Velpeau ne se doutait guère en le publiant, et si nous avions pu les citer tous, on aurait vu que les phénomènes anesthésiques prouvent, non-seulement la réalité de l’âme, mais celle du Spiritisme.
C’est ainsi que tout concourt, comme il a été annoncé, à frayer la voie de la doctrine nouvelle ; on y arrive par une multitude d’issues qui toutes convergent vers un centre commun, et une foule de gens y apportent leur pierre, les uns consciemment, les autres sans le vouloir.
L’ouvrage de M. Ramon de la Sagra est un de ceux à la publication desquels nous sommes heureux d’applaudir, parce que, bien qu’il y soit fait abstraction du Spiritisme, on peut les considérer, de même que le Dieu dans la nature de M. Flammarion, et la Pluralité des Existences de M. Pezzani, comme des monographies des principes fondamentaux de la doctrine auxquels ils donnent l’autorité de la science.
Allan Kardec.
[1] Un vol. in-12, prix 2 fr. 50 ; par la poste 2 fr. 75. Chez Germer-Baillière, libr., 17, rue de l’École-de-Médecine. † [L’âme: démonstration de sa réalité déduite de l’étude des effets du chloroforme et du curare sur l’économie animale - Google Books.]
[2] Anesthésie, suspension de la sensibilité ; du grec, a, privatif, et aïsthanomaï, sentir.
[3] Le curare est une substance éminemment toxique que les sauvages de l’Orénoque † retirent de certaines plantes, et avec laquelle ils humectent la pointe des flèches qui produisent des blessures mortelles.
Paris. – Typ. de Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du Four-Saint-Germain, † 43.