(Quatrième article. — Voir les numéros de décembre 1862, janvier et février 1863).
30. — Dans une seconde édition de sa brochure sur l’épidémie de Morzines, n M. le docteur Constant répond à M. de Mirville † qui a critiqué son scepticisme à l’endroit des démons, et lui reproche de n’avoir pas été sur les lieux. « Il s’est arrêté, dit-il, à Thonon, † non certes qu’il ait eu peur des diables, mais du chemin, et ne se croit pas moins l’homme le mieux renseigné. Il me reproche encore, ainsi qu’à un autre médecin, d’être parti de Paris † avec une opinion toute faite ; je puis à bon droit, s’il veut bien me le permettre, lui renvoyer ce reproche : nous serons alors ex æquo sur ce point. »
Nous ne savons si M. de Mirville y serait allé avec le parti irrévocablement pris de ne voir aucune affection physique chez les malades de Morzines, † mais il est bien évident que M. Constant y est allé avec celui de n’y voir aucune cause occulte. Le parti pris, dans un sens quelconque, est la plus mauvaise condition pour un observateur, car alors il voit tout et rapporte tout à son point de vue, négligeant ce qui peut y être contraire ; ce n’est certes pas le moyen d’arriver à la vérité.
L’opinion bien arrêtée de M. Constant touchant la négation des causes occultes ressort de ce qu’il repousse à priori comme erronées toute observation et toute conclusion qui s’écarte de sa manière de voir, dans les comptes rendus faits avant le sien. Ainsi, tandis que M. Constant insiste avec force sur la constitution débile, lymphatique et rachitique des habitants, l’insalubrité du pays, la mauvaise qualité et l’insuffisance de la nourriture, M. Arthaud, médecin en chef des aliénés de Lyon, † qui fut envoyé à Morzine, dit dans son rapport : « que la constitution des habitants est bonne, que les scrofules sont rares ; malgré toutes ses recherches, il n’a pu découvrir qu’un seul cas d’épilepsie et un d’imbécillité. » Mais, réplique M. Constant, « M. Arthaud n’a passé que très peu de jours dans ce pays, il n’a dû voir qu’une trop faible partie de la population, et il est très difficile d’obtenir des renseignements sur les familles. »
31. — Un autre rapport s’exprime ainsi sur le même sujet :
« Nous soussignés…, déclarons qu’ayant entendu parler des faits extraordinaires présentés comme des possessions de démons qui avaient lieu à Morzines, nous nous sommes transportés dans cette paroisse où nous sommes arrivés le 30 septembre dernier (1857), pour être témoins de ce qui s’y passe et pour examiner tout cela avec maturité et prudence, en nous éclairant par tous les moyens que fournit la présence sur les lieux, à l’effet de pouvoir former un jugement raisonnable en pareille matière.
« 1º Nous avons vu huit enfants qui sont délivrés et cinq qui sont en état de crise ; la plus jeune de ces enfants a dix ans et la plus âgée vingt-deux.
« 2º D’après tout ce qu’on nous a dit et ce que nous avons pu observer, ces enfants sont dans l’état de santé le plus parfait ; elles font tous les ouvrages et les travaux que demande leur position, de sorte qu’on ne voit pour les autres habitudes et les occupations aucune différence entre elles et les autres enfants de la montagne.
« 3º Nous avons vu ces enfants, les enfants non guéries, dans les moments lucides ; or, nous pouvons assurer que rien n’a pu être observé en elles, soit en fait d’idiotisme, soit en fait de prédispositions aux crises actuelles, par des travers de caractère ou par un esprit exalté. Nous appliquons la même observation à celles qui sont guéries. Toutes les personnes que nous avons consultées sur les antécédents et les premières années de ces enfants, nous ont assuré que ces filles étaient, sous le rapport de l’intelligence, dans le plus parfait état.
« 4º Le plus grand nombre de ces enfants appartient à des familles qui sont dans une honnête aisance de fortune.
« 5º Nous assurons qu’elles appartiennent à des familles qui jouissent d’une bonne réputation, et qu’il y en a parmi elles dont la vertu et la piété sont exemplaires. »
Nous donnerons tout à l’heure la suite de ce rapport concernant certains faits. Nous voulions simplement constater que tout le monde n’a pas vu les choses sous des couleurs aussi noires que M. Constant qui représente les habitants comme étant dans la dernière misère, et de plus entêtés, processifs et menteurs, quoique bons dans le fond, et surtout pieux, ou plutôt dévots. Or, qui a raison de M. Constant seul, ou de plusieurs autres non moins honorables qui certifient avoir bien observé ?
Nous n’hésitons pas, pour notre compte, à nous ranger de l’avis de ces derniers, d’après ce que nous avons vu, et d’après ce que nous ont dit plusieurs autorités médicales et administratives du pays, et à maintenir l’opinion émise dans nos précédents articles.
Pour nous, la cause première n’est donc ni dans la constitution ni dans le régime hygiénique des habitants, car, ainsi que nous l’avons fait observer, il y a maintes contrées, à commencer par le Valais † limitrophe, où les conditions de toute nature, morales et autres, sont infiniment plus défavorables, et où, cependant, cette maladie n’a point sévi. Nous la verrons tout à l’heure circonscrite, non à la vallée, mais dans les limites de la seule commune de Morzines. Si, comme l’affirme M. Constant, la cause est inhérente à la localité, au genre de vie et a l’infériorité morale des habitants, nous demandons encore pourquoi l’effet est épidémique au lieu d’être endémique comme le goitre et le crétinisme dans le Valais ?
Pourquoi les épidémies du même genre dont parle l’histoire se sont produites dans des maisons religieuses où l’on ne manquait de rien, et qui se trouvaient dans les meilleures conditions de salubrité ?
32. — Voici du reste le tableau que M. Constant fait du caractère des Morzinois.
« Un séjour prolongé, des visites successives et journalières dans chaque maison à peu près, m’ont permis d’arriver à d’autres constatations.
« Les habitants de Morzine sont doux, honnêtes et d’une grande piété ; il serait peut-être plus vrai de dire d’une grande dévotion.
« Ils sont entêtés et renoncent difficilement à une idée qu’ils ont adoptée, ce qui, à bien d’autres inconvénients, ajoute celui de les rendre processifs : autre source de gêne et de misère, car les conciliations sont rares ; mais ce n’est que par exceptions bien éloignées que la justice criminelle trouve chez eux des justiciables.
« Ils ont un air grave et sérieux qui semble un reflet de l’âpre nature qui les entoure, et qui leur imprime une sorte de cachet particulier qui les ferait prendre pour les membres d’une vaste communauté religieuse ; leur existence en effet diffère peu de celle d’un couvent.
« Ils seraient intelligents, si leur jugement n’était obscurci par une foule de croyances absurdes ou exagérées, par un entraînement invincible vers le merveilleux, que leur ont légué les siècles passés et dont n’a pas su les guérir le siècle présent.
« Tous aiment les contes, les histoires impossibles ; bien que foncièrement honnêtes, il en est qui mentent avec un aplomb imperturbable pour soutenir ce qu’ils ont avancé en ce genre. Si bien qu’ils finissent, j’en suis persuadé, par mentir de bonne foi, par croire à leurs propres mensonges sans cesser de croire à ceux des autres. Pour être juste, il faut dire que le plus grand nombre ne ment même pas, on ne fait que raconter inexactement ce qu’on a vu. »
33. — A nos yeux, la cause est indépendante des conditions physiques des hommes et des choses. Si nous formulons cette opinion, ce n’est pas un parti pris de voir partout l’action des Esprits, car nul n’admet leur intervention avec plus de circonspection que nous, mais par l’analogie que nous remarquons entre certains effets et ceux qui nous sont démontrés être le résultat évident d’une cause occulte. Mais, encore une fois, comment admettre cette cause quand on ne croit pas à l’existence des Esprits ? Comment admettre, avec Raspail, les affections occasionnées par les animalcules microscopiques, si l’on nie l’existence de ces animaux, parce qu’on ne les a pas vus ? Avant l’invention du microscope, Raspail eût passé pour un fou de voir partout des bêtes ; aujourd’hui qu’on est bien plus éclairé, on ne voit pas les Esprits ; il ne manque cependant à beaucoup, pour cela, que de mettre des lunettes.
Nous ne nions pas qu’il y ait, dans l’affection dont il s’agit, des effets pathologiques, parce que l’expérience nous en montre souvent en pareil cas, mais nous disons qu’ils sont consécutifs et non causatifs. Qu’un médecin spirite ait été envoyé à Morzines, il y aurait vu ce que d’autres n’ont pas vu, sans négliger pour cela les faits physiologiques.
34. — Après avoir parlé de M. de Mirville qui, dit-il, s’est arrêté en route, M. Constant ajoute :
« M. Allan Kardec a fait le voyage complet. Dans les numéros de décembre 1862 et janvier 1863 de sa Revue Spirite, il a déjà publié deux articles, mais ce ne sont que des préliminaires ; l’examen des faits viendra avec le numéro de février. En attendant, il nous avertit que l’épidémie de Morzines est semblable à celle qui sévissait en Judée † du temps du Christ. C’est bien possible.
« Au risque d’encourir le blâme de quelques lecteurs qui trouveront que j’eusse probablement mieux fait de ne pas parler des Spirites, j’engage vivement ceux qui voudront bien lire cette brochure, à lire le même sujet dans les auteurs que je viens de citer.
« Il ne faudrait pas cependant se méprendre sur le but de mon invitation ; plus il y aura de lecteurs sérieux des œuvres du Spiritisme, et plus tôt il sera fait justice complète d’une croyance, d’une science, dit-on, sur laquelle je pourrais peut-être risquer une opinion, après avoir tant de fois constaté un de ses résultats : le contingent assez remarquable qu’elle fournit, chaque année, à la population de nos asiles d’aliénés. »
On peut voir par là avec quelles idées M. Constant est allé à Morzines.
Nous ne chercherons certes pas à l’amener à notre opinion, nous lui dirons seulement que le résultat de la lecture des ouvrages spirites est démontré par l’expérience tout autre qu’il ne l’espère, puisque cette lecture, au lieu de faire prompte justice de cette prétendue science, en multiplie les adeptes chaque année par milliers ; qu’on les compte aujourd’hui dans le monde entier par cinq ou six millions, dont le dixième environ en France seulement. S’il objectait que ce sont tous des sots et des ignorants, nous lui demanderions pourquoi cette doctrine compte au nombre de ses plus fermes partisans un si grand nombre de médecins dans tous les pays, ce qu’atteste notre correspondance, le nombre des médecins abonnés à la Revue, et de ceux qui président ou font partie des groupes et sociétés spirites, sans parler du nombre non moins grand des adeptes appartenant à des positions sociales où l’on n’arrive que par l’intelligence et l’instruction. Ceci est un fait matériel qu’il n’est au pouvoir de personne de nier ; or, comme tout effet a une cause, la cause de cet effet c’est que le Spiritisme ne semble pas à tout le monde aussi absurde qu’il plaît à quelques-uns de le dire. – C’est malheureusement vrai, s’écrient les adversaires de la doctrine ; aussi n’avons-nous plus qu’à nous voiler la face sur le sort de l’humanité qui marche à sa décadence.
35. — Reste la question de folie, aujourd’hui le loup-garou à l’aide duquel on cherche à effrayer les populations, qui ne s’en émeuvent guère, comme on peut le voir. Quand ce moyen sera épuisé, on en imaginera sans doute un autre ; en attendant, nous renvoyons à l’article publié dans le numéro de février 1863, sous le titre de : la Folie Spirite, page 51.
Les premiers symptômes de l’épidémie de Morzines se sont déclarés au mois de mars 1857, sur deux petites filles d’une dizaine d’années ; au mois de novembre suivant, le nombre des malades était de vingt-sept, et en 1861 il atteignit le chiffre maximum de cent vingt.
Si nous rendions compte des faits d’après ce que nous avons vu, on pourrait dire que nous n’avons vu que ce que nous avons voulu voir ; d’ailleurs, nous sommes arrivé au déclin de la maladie, et nous n’y sommes point resté assez longtemps pour tout observer. En citant les observations des autres, on ne nous accusera pas de ne voir que par nos yeux.
36. — Nous empruntons au rapport dont nous avons donné ci-dessus un extrait [31], les observations suivantes :
« Ces enfants parlent la langue française pendant leurs crises avec une facilité étonnante, même celles qui, hors de là, n’en savent que quelques mots.
« Ces enfants, une fois dans leurs crises, perdent complètement toute réserve envers qui que ce soit ; elles perdent aussi complètement toute affection de famille.
« La réponse est toujours si prompte et si facile, qu’on dirait qu’elle vient au-devant de l’interrogation ; cette réponse est toujours ad rem, excepté quand le parleur répond par des bêtises, par des insultes ou un refus affecté.
« Pendant la crise, le pouls reste calme, et, dans la plus grande fureur, le personnage a l’air de se posséder, comme quelqu’un qui appellerait la colère à son commandement, sans ressembler aux personnes exaltées ou prises d’un accès de fièvre.
« Nous avons remarqué pendant les crises une insolence inouïe qui passe toute expression, dans des enfants qui, hors de là, sont douces et timides.
« Pendant la crise, il y a dans toutes ces enfants un caractère d’impiété permanent porté au delà de toutes les limites, dirigé contre tout ce qui rappelle Dieu, les mystères de la religion, Marie, les saints, les sacrements, la prière, etc. ; le caractère dominant de ces moments affreux, c’est la haine de Dieu et de tout ce qui s’y rapporte.
« Il nous est bien constaté que ces enfants révèlent des choses qui arrivent au loin, ainsi que des faits passés dont elles n’avaient aucune connaissance ; elles ont aussi révélé à plusieurs personnes leurs pensées.
« Elles annoncent quelquefois le commencement, la durée et la fin des crises, ce qu’elles feront plus tard et ce qu’elles ne feront pas.
« Nous savons qu’elles ont donné des réponses exactes à des questions adressées en langues à elles inconnues, allemand, latin, etc.
« Ces enfants ont, dans l’état de crise, une force qui n’est pas proportionnée à leur âge, puisqu’il faut trois ou quatre hommes pour tenir, pendant les exorcismes, des petites filles de dix ans.
« Il est à remarquer que, pendant la crise, les enfants ne se font aucun mal, ni par les contorsions qui semblent de nature à disloquer leurs membres, ni par les chutes qu’elles font, ni par les coups qu’elles se donnent en frappant avec violence.
« Il y a toujours invariablement dans leurs réponses, la distinction de plusieurs personnages : la fille et lui, le démon et le damné.
« Hors de la crise, ces enfants n’ont aucun souvenir de ce quelles ont dit ou de ce qu’elles ont fait ; soit que la crise ait duré même toute une journée, soit qu’elles aient fait des ouvrages prolongés ou des commissions données dans l’état de crise.
« Pour conclure nous dirons :
« Que notre impression à nous est que tout cela est surnaturel, dans la cause et dans les effets ; d’après les règles de la saine logique, et d’après tout ce que la théologie, l’histoire ecclésiastique et l’Évangile nous enseignent et nous racontent, « Nous déclarons que, selon nous, il y a une véritable possession du démon.
« En foi de quoi,
Signé : ***.
« Morzines, 5 octobre 1857. »
37. — Voici comment M. Constant décrit l’état de crise des malades, d’après ses propres observations :
« Au milieu du calme le plus complet, rarement la nuit, il survient tout à coup des bâillements, des pandiculations, quelques tressaillements, de petits mouvements saccadés et d’aspect choréique † dans les bras ; peu à peu, et dans un très court espace de temps, comme par l’effet de décharges successives, ces mouvements deviennent plus rapides, ensuite plus amples, et ne paraissent bientôt plus qu’une exagération des mouvements physiologiques ; la pupille se dilate et se resserre tour à tour, et les yeux participent aux mouvements généraux.
« A ce moment, les malades, dont l’aspect avait d’abord paru exprimer la frayeur, entrent dans un état de fureur qui va toujours croissant, comme si l’idée qui les domine produisait deux effets presque simultanés : de la dépression et de l’excitation tout aussitôt.
« Elles frappent sur les meubles avec force et vivacité, commencent à parler, ou plutôt à vociférer ; ce qu’elles disent toutes à peu près, quand on ne les surexcite pas par des questions, se réduit à ces mots indéfiniment répétés : « S… nom ! s… ch… gne ! s… rouge ! » (Elles appellent rouges ceux à la piété desquels elles ne croient pas.) Quelques-unes ajoutent des jurements.
« Si près d’elles ne se trouve aucun spectateur étranger ; s’il ne leur est pas fait de questions, elles répètent sans cesse la même chose sans rien ajouter ; si c’est le contraire, elles répondent à ce que dit le spectateur, et même aux pensées qu’elles lui prêtent, aux objections qu’elles prévoient, mais sans s’écarter de leur idée dominante, en y rapportant tout ce qu’elles disent. Ainsi c’est souvent : « Ah ! tu crois, b… d’incrédule, que nous sommes folles, que nous n’avons qu’un mal d’imagination ! Nous sommes des damnées, s… n… de D… ! Nous sommes des diables de l’enfer ! »
« Et comme c’est toujours un diable qui parle par leur bouche, le prétendu diable raconte quelquefois ce qu’il faisait sur la terre, ce qu’il a fait depuis en enfer, etc.
« Devant moi elles ajoutaient invariablement :
« Ce ne sont pas tes s… médecins qui nous guériront ! Nous nous f…bien de tes médecines ! Tu peux bien les faire prendre à la fille, elles la tourmenteront, elles la feront souffrir ; mais à nous, elles ne nous feront rien, car nous sommes des diables ! Ce sont de saints prêtres, des évêques qu’il nous faut, etc. »
« Ce qui ne les empêche point d’insulter les prêtres quand il s’en présente, sous prétexte qu’ils ne sont pas assez saints pour avoir action sur les démons. Devant le maire, des magistrats, c’était toujours la même idée, mais avec d’autres paroles.
« A mesure qu’elles parlent, toujours avec la même véhémence, toute leur physionomie n’a d’autre caractère que celui de la fureur. Quelquefois le cou se gonfle, la face s’injecte ; chez d’autres, elle pâlit, tout comme il arrive aux personnes ordinaires qui, selon leur constitution, rougissent ou pâlissent pendant un violent accès de colère ; les lèvres sont souvent souillées de salive, ce qui a fait dire que les malades écumaient.
« Les mouvements, bornés d’abord aux parties supérieures, gagnent successivement le tronc et les membres intérieurs ; la respiration devient haletante ; les malades redoublent de fureur, deviennent agressives, déplacent les meubles et lancent chaises, tabourets, tout ce qui leur tombe sous la main, sur les assistants ; se précipitent sur eux pour les frapper, aussi bien leurs parents que les étrangers ; se jettent à terre, toujours continuant les même cris ; se roulent, frappent les mains sur le sol, se frappent elles-mêmes sur la poitrine, le ventre, sur la partie antérieure du cou, et cherchent à arracher quelque chose qui semble les gêner en ce point. Elles se tournent et se retournent d’un bond ; j’en ai vu deux qui, se relevant comme par la détente d’un ressort, se renversaient en arrière, de telle façon que leur tête reposait sur le sol en même temps que leurs pieds.
« Cette crise dure plus ou moins, dix, vingt minutes, une demi-heure, selon la cause qui l’a provoquée. Si c’est la présence d’un étranger, d’un prêtre surtout, il est très rare qu’elle finisse avant que la personne se soit éloignée ; dans ce cas les mouvements convulsifs ne sont cependant pas continus ; après avoir été très violents, ils s’affaiblissent et s’arrêtent pour recommencer immédiatement, comme si la force nerveuse épuisée prenait un moment de repos pour se réparer.
« Pendant la crise, le pouls, les battements du cœur, ne sont nullement accélérés, c’est même le plus ordinairement le contraire : le pouls se concentre, devient petit, lent, et les extrémités se refroidissent ; malgré la violence de l’agitation, les coups furieux frappés de tous côtés, les mains restent glacées.
« Contrairement à ce qui s’est vu souvent dans des cas analogues, aucune idée érotique ne se mêle ou ne paraît s’ajouter à l’idée démoniaque ; j’ai même été frappé de cette particularité, parce qu’elle est commune à toutes les malades : aucune ne dit le moindre mot ou ne fait le moindre geste obscène : dans leurs mouvements les plus désordonnés, jamais elles ne se découvrent, et si leurs vêtements se relèvent un peu quand elles se roulent à terre, il est très rare qu’elles ne les rabattent presque aussitôt.
« Il ne paraît point qu’il y ait ici lésion de la sensibilité génitale ; aussi il n’a jamais été question d’incubes, de succubes ou de scènes du sabbat ; toutes les malades appartiennent, comme démonomanes, au second des quatre groupes indiqués par M. Macario ; quelques-unes entendent la voix des diables, beaucoup plus généralement ils parlent par leur bouche.
« Après le grand désordre, les mouvements deviennent peu à peu moins rapides ; quelques gaz s’échappent par la bouche, et la crise est finie. La malade regarde autour d’elle d’un air un peu étonné, arrange ses cheveux, ramasse et replace son bonnet, boit quelques gorgées d’eau, et reprend son ouvrage, si elle en tenait un quand la crise a commencé ; presque toutes disent n’éprouver aucune lassitude et ne pas se souvenir de ce qu’elles ont dit ou fait.
« Cette dernière assertion n’est pas toujours sincère ; j’en ai surpris quelques-unes se souvenant très bien, seulement elles ajoutaient : « Je sais bien qu’il (le diable) a dit ou fait telle chose, mais ce n’est pas moi ; si ma bouche a parlé, si mes mains ont frappé, c’était LUI qui les faisait parler et frapper ; j’aurais bien voulu rester tranquille, mais IL est plus fort que moi. »
« Cette description est celle de l’état le plus fréquent ; mais entre les extrêmes, il existe plusieurs degrés, depuis la malade qui n’a que des crises de douleurs gastralgiques, jusqu’à celle qui arrive au dernier paroxysme de la fureur. Cette réserve faite, je n’ai trouvé, sur toutes les malades que j’ai visitées, de différences dignes d’être notées que chez quelques-unes seulement.
« L’une, la nommée Jeanne Br…, quarante-huit ans, non mariée, très vieille hystérique, sent des bêtes qui ne sont autres que des diables qui lui courent sur la figure et la piquent.
« La femme Nicolas B…, âgée-de trente-huit ans, malade depuis trois ans, aboie pendant ses crises ; elle attribue sa maladie à un verre de vin qu’elle a bu en compagnie d’un de ceux qui donnent le mal.
« Jeanne G…, âgée de trente-sept ans, non mariée, est celle dont les crises diffèrent le plus. Elle n’a point de ces mouvements cloniques généraux qui se voient chez toutes les autres, et elle ne parle presque jamais. Dès qu’elle sent venir sa crise, elle va s’asseoir et se met à balancer la tête d’arrière en avant ; les mouvements, lents et peu étendus d’abord, vont toujours s’accélérant, et finissent par faire parcourir à la tête, avec une incroyable rapidité, un arc de cercle de plus en plus étendu, jusqu’à ce qu’elle vienne alternativement et régulièrement frapper le dos et la poitrine. Par intervalles le mouvement s’arrête un instant, et les muscles contractés maintiennent la tête fixée dans la position où elle se trouvait au moment du temps d’arrêt, sans qu’il soit possible, même avec des efforts, de la redresser ou de la fléchir.
« Victoire V…, âgée de vingt ans, devint malade l’une des premières, à l’âge de seize ans. Son père raconte ainsi ce qu’elle a éprouvé :
« Elle n’avait jamais rien ressenti, quand le mal la prit un jour à la messe ; pendant les deux ou trois premiers jours, elle ne faisait que sauter un peu. Un jour elle m’apportait mon dîner à la cure où je travaillais, l’Angélus sonna comme elle arrivait sur le pont ; elle se mit aussitôt à sauter, et se jeta par terre en criant et en gesticulant, jurant après le sonneur. Le curé de Montriond † se trouva là par hasard, elle l’injuria, l’appela s… ch… de Montriond. M. le curé de Morzines vint aussi près d’elle au moment où la crise finissait, mais elle recommença aussitôt, parce qu’il lui fit un signe de croix sur le front. On l’avait exorcisée souvent, mais voyant que rien ne la guérissait, pas plus les exorcismes qu’autre chose, je la conduisis à Genève † chez M. Lafontaine (le magnétiseur) ; elle y est restée un mois, et est revenue bien guérie : elle a été tranquille près de trois ans.
« Il y a six semaines elle a été reprise, mais elle n’avait plus de crise ; elle ne voulait voir personne et s’enfermait à la maison ; elle ne mangeait que quand j’avais quelque chose de bon à lui donner, autrement elle ne pouvait avaler. Elle ne pouvait se tenir sur ses jambes, ni à peine remuer les bras ; j’ai essayé plusieurs fois de la mettre debout, mais elle ne se sentait pas, et tombait dès que je ne la tenais plus. Je me suis décidé à la reconduire chez M. Lafontaine ; je ne savais comment l’emmener ; elle me dit : « Quand je serai sur la commune de Montriond, je marcherai bien. » Aidé d’un de mes voisins, nous l’avons portée plutôt qu’elle n’a marché jusqu’à Montriond. Mais aussitôt de l’autre côté du pont, elle a marché toute seule et ne se plaignit plus que d’un goût horrible dans la bouche. Après deux séances chez M. Lafontaine, elle était mieux, et maintenant elle est placée comme domestique. »
« Il a été généralement remarqué, dit M. Constant, que dès qu’elles sont hors de la commune, les malades n’ont que très rarement des crises.
« Un jour, le maire, qui m’accompagnait, fut surpris par une malade et violemment frappé avec une pierre au visage ; presque au même instant une autre malade se précipitait sur lui, armée d’un gros morceau de bois, pour le frapper aussi ; voyant venir celle-ci, il lui présenta le bout aigu de son bâton ferré, la menaçant de l’en percer si elle avançait ; elle s’arrêta, laissa tomber son morceau de bois et se contenta de dire des injures.
« Malgré les courses, les sauts, les mouvements violents et désordonnés des malades, malgré les coups qu’elles se donnent, leurs terreurs ou leurs divagations, on ne cite point de tentative de suicide ou d’accident grave arrivé à aucune d’entre elles ; elles ne perdent donc point toute conscience, l’instinct de conservation au moins subsiste.
« Si, au commencement d’une crise, une femme tient son enfant dans ses bras, il arrive souvent qu’un diable moins méchant que celui qui va la travailler lui dise : « Laisse cet enfant, il (l’autre diable) lui ferait du mal. » Il en est de même quelquefois quand elles tiennent un couteau ou tout autre instrument susceptible d’occasionner une blessure.
« Les hommes ont subi comme les femmes l’influence de la croyance qui les déprime tous à divers degrés, mais chez eux les effets ont été moindres et assez différents. Il en est en effet qui ressentent absolument les mêmes douleurs que les femmes ; comme elles, ils ont des suffocations, éprouvent un sentiment de strangulation et accusent la sensation de la boule hystérique, mais aucun n’est allé jusqu’aux convulsions ; et s’il y a eu quelques rares exemples d’accidents convulsifs, ils peuvent presque toujours être attribués à un état morbide antérieur et différent. L’unique représentant du sexe masculin qui paraisse avoir eu réellement des crises de la même nature que celles des filles, est le jeune T… Ce sont généralement les jeunes filles de quinze à vingt-cinq ans qui ont été atteintes ; dans l’autre sexe, au contraire, à l’exception de cet enfant T…, ce ne sont à peu près, dans la mesure que je viens de dire, que des hommes d’un âge mûr, auxquels les vicissitudes de la vie ont bien pu apporter d’autres préoccupations préexistantes, ou à ajouter à celles causées par la maladie. »
Après avoir discuté la plupart des faits extraordinaires racontés au sujet des malades de Morzines, et essayé de prouver l’état de dégénérescence physique et morale des habitants par suite d’affections héréditaires, M. Constant ajoute :
« Il faut donc se tenir pour bien assuré que tout ce qui s’est dit à Morzines, une fois ramené à la vérité, se trouve considérablement réduit ; chacun a fait son conte et a voulu surpasser les autres conteurs. Ces exagérations se retrouvent dans toutes les relations des épidémies de ce genre. Quand bien même quelques faits seraient réels de tous points et échapperaient à toute interprétation, serait-ce un motif pour leur chercher une explication au delà des lois naturelles ? Autant vaudrait dire que tous les agents dont le mode d’action reste à découvrir, tout ce qui échappe à notre analyse est nécessairement surnaturel.
« Tout ce qui s’est vu à Morzines, tout ce qui s’est raconté surtout, pourra bien, pour quelques personnes, rester le signe manifeste d’une possession, mais c’est aussi très certainement celui de cette maladie complexe qui a reçu le nom d’hystéro-démonomanie.
« En résumé, on vient de voir un pays dont le climat est rude et la température très variable, où l’hystérie a été de tout temps réputée endémique ; une population dont la nourriture, toujours la même pour tous, plus pauvres ou moins pauvres, et toujours mauvaise, est composée d’aliments souvent altérés, qui peuvent provoquer et provoquent des dérangements dans les fonctions des organes de la nutrition, et par là des névroses particulières ; une population d’une constitution peu robuste et spéciale, souvent entachée de prédispositions héréditaires ; ignorante et vivant dans un isolement à peu près complet ; très pieuse, mais d’une piété qui a pour base la crainte plus que l’espérance ; très superstitieuse, et dont la superstition, cette plaie que saint Thomas appelait un vice opposé à la religion par excès, a été plus caressée que combattue ; bercée par des contes de sorcellerie qui sont, en dehors des cérémonies de l’Église, la seule distraction que n’a pu empêcher une sévérité religieuse exagérée ; d’une imagination vive, très impressionnable, qui aurait besoin de quelque aliment, et qui n’en a d’autre que ces mêmes cérémonies. »
38a. — Il nous reste à examiner les rapports qui peuvent exister entre les phénomènes décrits ci-dessus, et ceux qui se produisent dans les cas d’obsessions et de subjugations bien constatés, ce que chacun aura déjà sans doute remarqué, l’effet des moyens curatifs employés, les causes de l’inefficacité des exorcismes et les conditions dans lesquelles ils peuvent être utiles. C’est ce que nous ferons dans un prochain et dernier article.
En attendant, nous dirons avec M. Constant, qu’il n’est nul besoin d’aller chercher dans le surnaturel l’explication des effets inconnus ; nous sommes parfaitement d’accord avec lui sur ce point. Pour nous, les phénomènes spirites n’ont rien de surnaturel ; ils nous révèlent une des lois, une des forces de la nature que l’on ne connaissait pas et qui produit des effets jusqu’alors inexpliqués. Cette loi, qui ressort des faits et de l’observation, est-elle donc plus déraisonnable parce qu’elle a pour promoteurs des êtres intelligents plutôt que des bêtes ou la matière brute ? Est-il donc si insensé de croire à des intelligences actives au delà de la tombe, quand surtout elles se manifestent d’une manière ostensible ? La connaissance de cette loi, en ramenant certains effets à leur cause véritable, simple et naturelle, est le meilleur antidote des idées superstitieuses.
[1] Brochure in-8º, chez Adrien Delahaye, place de l’École-de-Médecine. – Prix : 2 fr.
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