La vie de l’Esprit incarné est comme un roman, ou plutôt comme une pièce de théâtre, dont chaque jour on parcourrait un feuillet contenant une scène. L’auteur, c’est l’homme ; les personnages sont les passions, les vices et les vertus, la matière et l’intelligence, se disputant la possession du héros qui est l’Esprit. Le public, c’est le monde en général pendant l’incarnation, les Esprits dans l’erraticité, et le censeur qui examine la pièce pour la juger en dernier ressort et décerner un blâme ou une louange à l’auteur, c’est Dieu.
Faites donc en sorte de vous faire applaudir le plus souvent possible et de n’entendre que rarement le bruit du sifflet résonner désagréablement à votre oreille. Que l’intrigue soit toujours simple, et ne cherchez l’intérêt que dans les situations naturelles qui puissent servir à faire triompher la vertu, à développer l’intelligence et à moraliser le public.
Pendant l’exécution de l’œuvre, la cabale mise en mouvement par l’envie, peut essayer de critiquer les meilleurs passages, et n’encenser que ceux qui sont médiocres ou mauvais. Fermez l’oreille à ces flatteries, et souvenez-vous que la postérité vous appréciera à votre juste valeur !
Vous laisserez un nom obscur ou illustre, entaché de hontes ou couvert de gloire selon le monde ; mais, lorsque la pièce sera finie et que le rideau, tiré sur la dernière scène, vous mettra en présence du régisseur universel, du directeur infiniment puissant du théâtre où se passe la comédie humaine, il n’y aura ni flatteurs, ni courtisans, ni envieux, ni jaloux : vous serez seuls avec le juge suprême, impartial, équitable, juste.
Que votre œuvre soit sérieuse et moralisatrice, car c’est la seule qui ait quelque poids dans la balance du Tout-Puissant.
Il faut que chacun rende à la société au moins ce qu’il en reçoit. Celui qui, en ayant reçu l’assistance corporelle et spirituelle qui lui permet de vivre, s’en va sans restituer au moins ce qu’il a dépensé, est un voleur, car il a gaspillé une part du capital intelligent et il n’a rien produit.
Tout le monde ne peut pas être homme de génie, mais tous peuvent et doivent être honnêtes, bons citoyens, et rendre à la société ce que la société leur a prêté.
Pour que le monde soit en progrès, il faut que chacun laisse un souvenir utile de sa personnalité, une scène de plus à ce nombre infini de scènes utiles que les membres de l’humanité ont laissées depuis que votre terre sert de lieu d’habitation à des Esprits.
Faites donc qu’on lise avec intérêt chacun des feuillets de votre roman, et qu’on ne le parcoure pas seulement du regard, pour le fermer avec ennui, avant d’en avoir lu la moitié.
Eugène Sue.