1. — Nous sommes informé que dans une grande ville de commerce, où
le Spiritisme compte de nombreux adhérents, et où il fait le plus de
bien parmi la classe laborieuse, un ecclésiastique s’est fait le propagateur
de certains bruits que des âmes charitables se sont empressées de colporter
et sans doute d’amplifier. Selon ces dires, nous sommes riche à millions ;
chez nous tout brille et nous ne marchons que sur les plus beaux tapis
d’Aubusson. †
On nous a connu pauvre à Lyon † ;
aujourd’hui nous avons équipage à quatre chevaux et nous menons à Paris
†
un train princier. Toute cette fortune nous vient d’Angleterre depuis
que nous nous occupons du Spiritisme, et nous rémunérons largement nos
agents de la province. Nous avons vendu chèrement les manuscrits de
nos ouvrages, sur lesquels nous avons encore une remise, ce qui ne nous
empêche pas de les vendre à des prix fous, etc. [v. Budget
du Spiritisme.]
2. — Voici la réponse que nous avons faite à la personne qui nous transmet ces détails :
« Mon cher monsieur, j’ai beaucoup ri des millions dont me gratifie si généreusement M. l’abbé V…, d’autant mieux que j’étais loin de me douter de cette bonne fortune. Le compte rendu fait à la Société de Paris avant la réception de votre lettre, et qui est publié ci-dessus [v. Discours de M. Allan Kardec au renouvellement de l’année sociale, le 1er avril 1862.], vient malheureusement réduire cette illusion à une réalité beaucoup moins dorée. Ce n’est pas du reste la seule inexactitude de ce récit fantastique ; d’abord je n’ai jamais habité Lyon, je ne vois donc pas comment on m’y aurait connu pauvre ; quant à mon équipage à quatre chevaux, je regrette de dire qu’il se réduit aux rosses d’un fiacre † que je prends à peine cinq ou six fois par an, par économie. Il est vrai qu’avant les chemins de fer, je fis plusieurs voyages en diligence † : on a sans doute confondu. Mais j’oublie qu’à cette époque il n’était pas encore question de Spiritisme, et que c’est au Spiritisme que je dois, selon lui, mon immense fortune ; où donc a-t-on été pêcher tout cela, si ce n’est dans l’arsenal de la calomnie ? Cela paraîtra d’autant plus vraisemblable, si l’on songe à la nature de la population au milieu de laquelle on colporte ces bruits. On conviendra qu’il faut être bien à court de bonnes raisons pour en être réduit à d’aussi ridicules expédients pour discréditer le Spiritisme. M. l’abbé ne voit pas qu’il va droit contre son but, car, dire que le Spiritisme m’a enrichi à ce point, c’est avouer qu’il est immensément répandu ; donc, s’il est si répandu, c’est qu’il plaît. Ainsi, ce qu’il voudrait faire tourner contre l’homme, tournerait au profit du crédit de la doctrine. Faites donc croire, après cela, qu’une doctrine capable de procurer en quelques années des millions à son propagateur soit une utopie, une idée creuse ! Un tel résultat serait un vrai miracle, car il est sans exemple qu’une théorie philosophique ait jamais été une source de fortune. Généralement, comme pour les inventions, on y mange le peu qu’on a, et l’on verrait que c’est un peu le cas où je me trouve, si l’on savait tout ce que me coûte l’œuvre à laquelle je me suis voué et à laquelle je sacrifie en outre mon temps, mes veilles, mon repos et ma santé ; mais j’ai pour principe de garder pour moi ce que je fais, et de ne pas le crier sur les toits. Pour être impartial, M. l’abbé aurait dû mettre en parallèle les sommes que les communautés et les couvents soutirent des fidèles ; quant au Spiritisme, il mesure son influence sur le bien qu’il fait, le nombre des affligés qu’il console, et non sur l’argent qu’il rapporte.
Avec un train princier, il va sans dire qu’il faut une table à l’avenant ; que dirait donc M. l’abbé s’il voyait mes repas les plus somptueux, ceux où je reçois mes amis ? Il les trouverait bien maigres auprès du maigre de certains dignitaires de l’Église, qui les dédaigneraient probablement pour leur carême le plus austère. Je lui apprendrai donc, puisqu’il l’ignore, et afin de lui épargner la peine de m’amener sur le terrain de la comparaison, que le Spiritisme n’est point et ne peut être un moyen de s’enrichir ; qu’il répudie toute spéculation dont il pourrait être l’objet ; qu’il apprend à faire peu de cas du temporel, à se contenter du nécessaire et non à chercher les joies du superflu, qui ne sont pas le chemin du ciel ; que si tous les hommes étaient Spirites, ils ne s’envieraient, ne se jalouseraient et ne se dépouilleraient point les uns les autres ; ils ne médiraient pas de leur prochain, et ne le calomnieraient pas, parce qu’il enseigne cette maxime du Christ : Ne faites point à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît. C’est pour la mettre en pratique que je ne nomme pas en toutes lettres M. l’abbé V…
Le Spiritisme enseigne encore que la fortune est un dépôt dont il faudra rendre compte, et que le riche sera jugé selon l’emploi qu’il en aura fait. Si j’avais celle qu’on m’attribue, et si surtout je la devais au Spiritisme, je serais parjure à mes principes de l’employer à la satisfaction de l’orgueil et à la possession des jouissances mondaines, au lieu de la faire servir à la cause dont j’ai embrassé la défense.
Mais, dit-on, et vos ouvrages ? n’en avez-vous pas vendu chèrement les manuscrits ? Un instant ; c’est entrer ici dans le domaine privé, où je ne reconnais à personne le droit de s’immiscer : j’ai toujours fait honneur à mes affaires, n’importe au prix de quels sacrifices et de quelles privations ; je ne dois rien à personne, tandis que beaucoup me doivent, sans cela, j’aurais plus du double de ce qui me reste, ce qui fait qu’au lieu de monter l’échelle de la fortune, je l’ai descendue. Je ne dois donc compte de mes affaires à qui que ce soit, ce qu’il est bon de constater ; cependant, pour contenter un peu les curieux qui n’ont rien de mieux à faire que de se mêler de ce qui ne les regarde pas, je dirai que si j’avais vendu mes manuscrits, je n’aurais fait qu’user du droit qu’a tout ouvrier de vendre le produit de son travail ; mais je n’en ai vendu aucun : il en est même que j’ai donnés purement et simplement dans l’intérêt de la chose, et que l’on vend comme on veut sans qu’il m’en revienne un sou. Des manuscrits se vendent chèrement quand ce sont ceux d’ouvrages connus dont le débit est assuré d’avance, mais nulle part on ne trouve d’éditeurs assez complaisants pour payer à prix d’or des ouvrages dont le produit est hypothétique, alors qu’ils ne veulent pas même courir la chance des frais d’impression ; or, sous ce rapport, un ouvrage philosophique a cent fois moins de valeur que certains romans accolés de certains noms. Pour donner une idée de mes énormes bénéfices, je dirai que la première édition du Livre des Esprits, que j’ai entreprise à mon compte et à mes risques et périls, n’ayant pas trouvé d’éditeur qui ait voulu s’en charger, m’a rapporté net, tous frais faits, tous les exemplaires écoulés, tant vendus que donnés, environ cinq cents francs, ainsi que j’en puis justifier par des pièces authentiques ; je ne sais trop quel genre d’équipage on pourrait se procurer avec cela. Dans l’impossibilité où je me suis trouvé, n’ayant pas encore les millions en question, de faire par moi-même les frais de toutes mes publications, et surtout de m’occuper des relations nécessaires à la vente, j’ai cédé pour un temps le droit de publier, moyennant un droit d’auteur calculé à tant de centimes par exemplaire vendu ; de telle sorte que je suis totalement étranger au détail de la vente et aux trafics que les intermédiaires peuvent faire sur les remises faites par les éditeurs à leurs correspondants, trafics dont je décline la responsabilité, étant obligé, pour ce qui me concerne, de tenir compte aux éditeurs, à un prix de…, de tous les exemplaires que je prends chez eux, que je les vende, que je les donne ou qu’ils soient en non-valeurs.
Quant au produit qui peut me revenir sur la vente de mes ouvrages, je n’ai à m’expliquer ni sur le chiffre, ni sur l’emploi ; j’ai certes bien le droit d’en disposer comme bon me semble ; cependant on ne sait pas si ce produit n’a pas une destination déterminée dont il ne peut être détourné ; mais c’est ce qu’on saura plus tard ; car, s’il prenait un jour fantaisie à quelqu’un d’écrire mon histoire sur des données pareilles à celles qui sont relatées ci-dessus, il importerait que les faits fussent rétablis dans leur intégrité. C’est pourquoi je laisserai des mémoires circonstanciés sur toutes mes relations et toutes mes affaires, surtout en ce qui concerne le Spiritisme, afin d’épargner aux chroniqueurs futurs les bévues dans lesquelles ils tombent souvent sur la foi des ouï-dire des étourdis, des mauvaises langues, et des gens intéressés à altérer la vérité, auxquels je laisse le plaisir de déblatérer à leur aise, afin que plus tard leur mauvaise foi soit plus évidente.
Je m’en inquiéterais fort peu pour moi personnellement, si mon nom ne se trouvait pas désormais intimement lié à l’histoire du Spiritisme. Par mes relations, je possède naturellement sur ce sujet les documents les plus nombreux et les plus authentiques qui existent ; j’ai pu suivre la doctrine dans tous ses développements, en observer toutes les péripéties, comme j’en prévois les conséquences. Pour tout homme qui étudie ce mouvement, il est de la dernière évidence que le Spiritisme marquera une des phases de l’humanité ; il est donc nécessaire que l’on sache plus tard quelles vicissitudes il a eu à traverser, quels obstacles il a rencontrés, quels ennemis ont cherché à l’enrayer, de quelles armes on s’est servi pour le combattre ; il ne l’est pas moins qu’on sache par quels moyens il a pu triompher, et quelles sont les personnes qui, par leur zèle, leur dévouement, leur abnégation, auront efficacement concouru à sa propagation ; ceux dont les noms et les actes mériteront d’être signalés à la reconnaissance de la postérité, et que je me fais un devoir d’inscrire sur mes tablettes. Cette histoire, on le comprend, ne peut encore paraître de sitôt ; le Spiritisme vient à peine de naître, et les phases les plus intéressantes de son établissement ne sont pas encore accomplies. Il se pourrait d’ailleurs que, parmi les Saüls du Spiritisme d’aujourd’hui, il y eût plus tard des Saints Pauls ; espérons que nous n’aurons pas à enregistrer des Judas.
Telles sont, mon cher monsieur, les réflexions que m’ont suggérées les bruits étranges qui me sont revenus ; si je les ai relevés, ce n’est point pour les Spirites de votre ville, qui savent à quoi s’en tenir sur mon compte et qui ont pu juger, quand je suis allé les voir, s’il y avait en moi les goûts et les allures d’un grand seigneur. Je le fais donc pour ceux qui ne me connaissent pas et qui pourraient être induits en erreur par cette manière plus que légère de faire l’histoire. Si M. l’abbé V… tient à ne dire que la vérité, je suis prêt à lui fournir verbalement toutes les explications nécessaires pour l’éclairer.
Tout à vous.
A. K.
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