Nous retrouvons, dans notre correspondance ancienne, la lettre suivante, qui vient à propos après l’article précédent.
Paris, † 29 juillet 1860.
Monsieur,
Je prends la liberté de vous communiquer les réflexions que m’ont suggérées deux faits observés par moi-même, et que l’on pourrait à bon droit, je pense, qualifier d’études de mœurs spirites. Vous verrez par là que les phénomènes moraux ne sont pas sans valeur pour moi ; depuis que je me suis livré à l’étude du Spiritisme, il me semble que je vois cent fois plus de choses qu’auparavant ; tel fait auquel je n’aurais donné aucune attention m’amène à réfléchir aujourd’hui ; je suis, je pourrais dire, devant un spectacle perpétuel, où chaque individu a son rôle, et m’offre un rébus à deviner ; il est vrai de dire qu’il y en a de si faciles quand on possède l’admirable clef du Spiritisme, qu’on n’a pas grand mérite ; mais ils n’en offrent que plus d’intérêt, car avec le Spiritisme on se trouve comme dans un pays dont on comprend la langue. Il m’a rendu méditatif et observateur, parce que tout a pour moi maintenant sa cause ; les mille et un faits qui me semblaient jadis le produit du hasard et passaient pour moi inaperçus, ont aujourd’hui leur raison d’être et leur utilité ; un rien, dans l’ordre moral, attire mon attention et m’est une leçon. Mais j’oublie que c’est à propos d’une leçon que je veux vous entretenir.
Je suis professeur de piano ; il y a quelque temps, allant chez une de mes élèves qui appartient à une famille du grand monde, j’entrai chez la concierge, je ne me souviens plus pour quel motif. C’est une femme au poing sur la hanche et qui n’a été déclassée ni au physique ni au moral, en occupant une loge. Je la vis morigéner d’importance sa fille, enfant d’une quinzaine d’années dont les manières font un contraste frappant avec la mère. « Qu’a donc fait mademoiselle Justine, lui dis-je, pour exciter à ce point votre colère ? — Ne m’en parlez pas, monsieur, cette pimbêche ne s’avise-t-elle pas de se donner des airs de duchesse ! Mademoiselle n’aime pas à laver la vaisselle ; elle trouve que ça lui gâte les mains, que ça sent mauvais, elle qui a été élevée avec les vaches chez sa grand’mère ; elle craint de se salir les ongles ; il lui faut des essences sur son mouchoir ! Je t’en donnerai des essences, moi ! » Là dessus, un vigoureux soufflet la fait reculer de quatre pas. « Ah ! c’est que, voyez-vous, mon petit monsieur, il faut corriger les enfants quand ils sont jeunes ; je n’ai jamais gâté les miens, tous mes garçons sont de bons ouvriers, et il faudra bien que cette mijaurée perde ses airs de grande dame. »
Après avoir donné quelques conseils de douceur à la mère et de docilité à la fille, je montai chez mon élève sans attacher d’importance à cette scène de famille. Là, par une singulière coïncidence, j’en vis la contre-partie. La mère, femme du monde et de belles manières, grondait aussi sa fille, mais pour un motif tout opposé. « Mais, tenez-vous donc comme il faut, Sophie, lui disait-elle ; vous avez une véritable tournure de cuisinière ; cela n’est pas étonnant, vous avez une prédilection toute particulière pour la cuisine, où vous semblez mieux vous plaire qu’au salon. Je vous assure que Justine, la fille du concierge, vous ferait honte ; on dirait vraiment que vous avez été changées en nourrice. »
Je n’avais jamais fait attention à ces particularités ; il fallut le rapprochement de ces deux scènes pour me les faire remarquer. Mademoiselle Sophie, mon élève, est une jeune personne de dix-huit ans, assez jolie, mais ses traits ont quelque chose de vulgaire ; toutes ses manières sont communes et sans distinction ; sa tournure, ses mouvements ont quelque chose de lourd et de gauche ; j’ignorais son penchant pour la cuisine. Je me pris alors à la comparer à la petite Justine aux instincts si aristocratiques, et je me demandai si ce n’était pas là un exemple frappant des penchants innés, puisque chez ces deux jeunes filles l’éducation a été impuissante à les modifier. Pourquoi l’une, élevée au sein de l’opulence et du bon ton, a-t-elle des goûts et des manières vulgaires, tandis que l’autre qui, depuis son enfance, a vécu dans le milieu le plus rustique, a-t-elle le sentiment de la distinction et des choses délicates, malgré les corrections de sa mère pour lui en faire perdre l’habitude ? O philosophes ! qui voulez sonder les replis du cœur humain, expliquez donc ces phénomènes sans les existences antérieures ; pour moi, il est indubitable que ces deux jeunes filles ont les instincts de ce qu’elles ont été. Qu’en pensez-vous, cher maître ?
Agréez, D…
Nous pensons que mademoiselle Justine, la portière, pourrait bien être une variante de ce que dit Charles Fourier : « On voit tous les jours des personnes venir demander la charité à la porte des châteaux dont elles ont été les propriétaires dans leurs vies précédentes. » Qui sait si mademoiselle Justine n’a pas été la maîtresse dans cet hôtel, et mademoiselle Sophie, la grande dame, sa portière ? Cette idée est révoltante pour certaines gens qui ne peuvent se faire à la pensée d’avoir pu être moins que ce qu’ils sont, ou de devenir valets de leurs valets ; car alors que deviennent les races de pur sang qu’on a pris tant de soin de ne pas mésallier ? Consolez-vous ; le sang de vos aïeux peut couler dans vos veines, car le corps procède du corps. Quant à l’Esprit, c’est autre chose ; mais que faire si c’est ainsi ? Ce n’est pas parce qu’un homme sera contrarié de la pluie, que cela empêchera de pleuvoir. Il est humiliant, sans doute, de penser que de maître on puisse devenir serviteur, et de riche, mendiant ; mais rien n’est plus aisé que d’empêcher qu’il en soit ainsi ; il n’y a qu’à ne pas être vain et orgueilleux, et l’on ne sera pas rabaissé ; d’être bon et généreux, et l’on ne sera pas réduit à demander ce qu’on a refusé aux autres. Être puni par où l’on a péché, n’est-ce pas la plus juste des justices ? Oui, de grand on peut revenir petit, mais quand on a été bon on ne peut revenir mauvais ; or, ne vaut-il pas mieux être un honnête prolétaire qu’un riche vicieux ?
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