Sous ce titre vient de paraître, chez Dentu, un ouvrage qui, au premier abord, ne paraît pas devoir se rattacher directement à nos études ; mais on comprendra facilement de quel intérêt ce recueil d’historiettes enfantines peut être pour nous, en prenant connaissance de cette note de l’éditeur : — Le volume qu’on va lire est textuellement l’œuvre d’une enfant, qui l’a composé depuis l’âge de huit ans et demi jusqu’à dix ans et demi.
Le premier sentiment qui naît dans l’esprit du lecteur est certainement le doute. En ouvrant les premières pages, un sourire d’incrédulité erre sur les lèvres ; on se demande qui a pu s’aveugler au point de publier les élucubrations incohérentes d’un cerveau d’enfant. Mais l’esprit critique s’envole, et l’attention, la curiosité s’éveillent en découvrant dans ces historiettes de l’intérêt, des situations vraisemblables, une conclusion logique, des caractères bien développés, une moralité.
Mademoiselle Sophie Gras n’en est pas d’ailleurs à son coup d’essai ; elle publia, il y a une couple d’années, un premier ouvrage, sous le titre de : Contes à mes petites amies. Il est, comme ce dernier, entièrement l’œuvre d’une petite fille de huit ans et demi, qui, dans un âge où l’on ne songe guère qu’à jouer et folâtrer, donne carrière aux compositions écloses dans son ardente imagination.
On retrouve, sans doute, dans ces œuvres enfantines, des réminiscences de lecture, mais, en outre, on sent des idées personnelles, de l’observation, jointes à une instruction remarquablement développée. Mademoiselle Sophie Gras connaît certainement tous les grands faits de l’histoire de son pays ; les difficultés de la grammaire, de l’arithmétique et de la géométrie sont un jeu pour elle. Elle a dû étudier avec fruit la botanique et la géologie, car la Faune et la Flore des différents pays qu’elle décrit lui sont parfaitement connues. Quelques citations prises au hasard prouveront mieux que tout ce que nous pourrions dire l’attrait de ce livre.
On y trouve à chaque page des tableaux comme celui-ci :
« La vieille grand-mère ranima d’un souffle haletant les charbons presque éteints qui dormaient sous la cendre. Elle fit un peu de feu avec les débris de sarments qui étaient les seules provisions de l’hiver, et mit quelques charbons dans les chaufferettes d’argile. Elle accrocha la lampe de fer à un roseau, réchauffa la couchette de ses petites-filles et se mit à chanter une vieille balade gaélique pour les endormir, tandis qu’elle filait au rouet afin de leur faire un habit.
« Là chaumière était ornée de vieilles images de saints clouées aux murs de terre. Quelques ustensiles de cuisine, ainsi qu’une grosse table de chêne, formaient tout l’ameublement, et une simple croix de bois était suspendue à un clou. »
Ou bien encore des descriptions :
« Le soleil à son déclin ne répand plus que quelques rayons d’or qui s’éteignent au milieu des nuages roses. Il pénètre faiblement au travers du feuillage transparent auquel il laisse une couleur vert tendre ; il éparpille le reste de son éclat sur les feuilles des lauriers roses dont il attendrit les nuances, tandis que l’astre de la nuit quitte lentement son sommeil prolongé. »
Page 18 : « Le lendemain, au lever de l’aurore, Delphine se leva, prit son petit paquet sous son bras et un panier rempli de provisions. — Elle ferma sa maison et partit en folâtrant. Adieu, rochers, ruisseaux, bois et fontaines, qui m’avez si souvent amusée de votre doux murmure ; adieu, claires eaux que je buvais…
« … Le soleil venant à paraître marchait majestueusement et faisait briller les fleurs de toutes couleurs. Celles-ci, humectées d’une douce rosée, exhalaient les plus doux parfums. On approchait de l’hiver, mais la matinée était radieuse et des gouttes d’eau pendaient aux arbres qui relevaient leurs branches affaissées sous le poids de leurs fruits. »
Page 36 : « Madame de Rozan, qui était demeurée dans un cachot infect où pénétraient avec peine les rayons d’un jour blafard, était éblouie de la clarté du soleil… Elle entendait bouillonner à ses côtés les ruisseaux écumants dont elle écoutait le murmure avec volupté. Elle considérait le lis blanc des eaux, où tremblait une goutte de rosée et ses boutons tordus prêts à éclore. – « Ta demeure, ô Delphine, disait-elle, est plus délicieuse que n’était mon palais. »
Pages 55-56 : « Aucun bruit ne se faisait entendre que le pétillement des flammes dont les flammèches apparaissaient comme des flambeaux sinistres au milieu de la nuit. Bientôt la violence de l’incendie redoubla. Des tourbillons de flammes entremêlées de fumée noire et rousse s’élevaient dans les airs. — Les vieux bananiers et les ifs séculaires tombaient avec d’affreux craquements. — Les cris plaintifs des colombes gémissant dans les bocages de la savane, retentissaient au loin comme le son des cloches qui se lamentent. »
Page 77 : « Les bords du torrent étaient émaillés de fleurs parfumées qui formaient une bigarrure de toutes les couleurs sur le vert tapis des herbes. La fille du printemps, l’aimable violette, emblème de la simplicité, croissait en abondance dans ce lieu où la main des hommes ne l’avait jamais cueillie. »
Page 101 : « Non loin de là était une prairie remplie d’orobanches, de silènes, de violettes et d’amarantes ; quelques tilleuls presque morts, aux feuilles jaunes, étaient de loin en loin, placés sans symétrie. Des milliers d’oiseaux voltigeaient sur les rameaux fleuris, chantant leurs airs les plus harmonieux ; les arbres étaient chargés de fruits et leurs branches moussues, rompant sous le poids au moindre orage, faisaient entendre de sourds craquements. Dans ce jardin, image du paradis terrestre, entouré d’une noire forêt, on ne ressentait ni le malheur, ni les remords de l’âme ; tout y était charmant et paisible ; l’on y était pur… Que manquait-il à ce lieu que la divine Providence s’était plue [Original: plus] à parer de toutes les beautés de la nature ? »
Page 286 : « Marguerite avait choisi deux de ses amies, au nombre desquelles était Ethéréda, pour marcher derrière elle et porter sa couronne. Ces deux petites filles, qui lui servaient de suivantes, étaient gentilles comme des déesses ; vous auriez pris chacune d’elles pour Vénus enfant, en ajoutant toutefois que leur visage avait la douceur et la bonté des vierges chrétiennes. C’étaient deux boutons de rose avant de s’ouvrir. »
Nous voudrions tout citer, et démontrer jusqu’à l’évidence la poésie naïve, la connaissance réelle des sentiments qui s’affirment, à chaque page, au milieu de réflexions enfantines, comme les éclairs d’un génie qui s’ignore encore, mais qui transparaît malgré les obstacles que lui oppose un instrument cérébral incomplètement développé.
En supposant que la mémoire joue ici un certain rôle, le fait n’en est pas moins remarquable et important par ses conséquences psychologiques. Il appelle forcément l’attention sur les faits analogues de précocité intellectuelle et les connaissances innées. Involontairement, on cherche à se les expliquer, et avec les idées de pluralités des existences qui, chaque jour, acquièrent davantage d’autorité, on arrive à n’en trouver de solution rationnelle que dans le principe de la réincarnation.
Cet enfant a acquis dans une existence antérieure, et son organisme, extrêmement malléable, lui permet d’épancher en œuvres littéraires ses connaissances variées, et de s’assimiler les formes actuelles. Les exemples de ce genre ne sont pas rares, tel fut Mozart enfant, comme compositeur ; tel Jean-Baptiste Rey qui mourut grand-maître de la chapelle impériale. Agé à peine de neuf ans, il chantait, les pieds dans la rosée et la tête au soleil, précisément près de la ville de Lauzerte, † dans la vallée du Quercy, † où est née et où habite notre héroïne. C’était une âme en exil qui se rappelait les mélodies de la patrie absente et s’en faisait l’écho. L’expression et la justesse de son chant frappèrent un étranger que le hasard avait amené dans ce lieu. Il l’emmena avec lui à Toulouse, † le fit entrer dans la maîtrise de Saint-Sernin, d’où l’enfant, devenu homme, sortit pour aller diriger, à l’orchestre de l’Opéra, les chefs-d’œuvre de Gluck, † Grétry, † Sacchini, † Salieri † et Paësiello. † Telle fut aussi madame Clélie Duplantier, l’un de nos plus remarquables esprits instructeurs qui, dès l’âge de huit ans et demi, traduisait l’hébreu à livre ouvert et enseignait le latin et le grec à ses frères et à ses cousins plus âgés qu’elle-même.
En faut-il conclure que les enfants qui n’apprennent qu’à force d’études persévérantes ont été ignorants ou sans moyens dans leur précédente existence ? Non, sans doute ; la faculté de se souvenir est inhérente au dégagement plus ou moins facile de l’âme et qui, chez quelques individualités, est poussé aux plus extrêmes limites. Il existe chez quelques-uns une sorte de vue rétrospective qui leur rappelle le passé ; tandis que pour d’autres qui ne la possèdent pas, ce passé ne laisse aucune trace apparente. Le passé est comme un rêve dont on se souvient plus ou moins exactement ou qu’on a parfois totalement oublié.
Plusieurs journaux ont rendu compte des œuvres de mademoiselle Sophie Gras, en outre, le Salut public de Lyon, † qui tout en donnant des éloges mérités à l’intelligence précoce de l’auteur, ajoute ce qui suit :
« Je suis tenté de dédier le début de ma causerie aux amateurs de phénomènes, de phénomènes moraux et intellectuels s’entend, car dans l’ordre physique rien n’est pénible à voir, selon moi, comme ces dérogations vivantes aux lois de la nature…
…« La famille de mademoiselle Sophie Gras, qui jouit d’une grande fortune et d’une haute considération dans le Quercy, n’a pas prémédité ce système d’éducation ; elle a laissé faire, mais n’est-ce pas trop encore ? Cette enfant prodigieuse n’a rien connu des joies enfantines et déflore par une hâte prématurée celles de l’adolescence, etc., etc. »
Nous partageons complètement l’opinion du rédacteur du Salut public, en ce qui concerne les monstruosités physiques. On est péniblement affecté à la vue de certaines exhibitions de ce genre ; mais sont-ce bien là des dérogations aux lois de la nature ? Ne serait-il pas plus logique d’y voir, au contraire, comme l’enseigne le Spiritisme, une application de lois universelles encore imparfaitement connues et une démonstration de nature opposée, mais aussi concluante que la première, de la pluralité des existences ?
Quant au danger de laisser mademoiselle Sophie Gras à ses inspirations ; nous sommes d’avis qu’il n’existe pas. Le danger serait de comprimer ce besoin de s’épancher qui la domine. Il serait aussi imprudent de forcer à la concentration les intelligences qui s’affirment de la sorte, que d’accumuler dans l’esprit de certains petits prodiges, des connaissances qui se déroulent sur un geste, serinettes agréables à une première audition, mais dont on se fatigue rapidement ; intelligences remarquables peut-être, mais qui s’étiolent et s’abâtardissent dans une température de serre chaude pour laquelle elles n’étaient pas nées.
Les vocations naturelles, conséquences d’acquits antérieurs, sont irrésistibles ; les combattre, c’est vouloir briser les individualités qui les possèdent. Laissons donc gouverner par l’inspiration les Esprits qui, comme mademoiselle Gras, sont arrivés en passant par la filière commune des incarnations successives.
[1] Paris, 1869, 1 vol. in-18 — Prix, 3 fr. 30, franco.