Charles-Emmanuel Jean était un artisan bon et doux de caractère, mais adonné à l’ivrognerie dès sa jeunesse. Il avait conçu une vive passion pour une jeune fille de sa connaissance qu’il avait inutilement demandée en mariage ; celle-ci l’avait toujours repoussé, disant qu’elle n’épouserait jamais un ivrogne. Il en épousa une autre dont il eut plusieurs enfants ; mais, absorbé qu’il était par la boisson, il ne se préoccupa en rien ni de leur éducation, ni de leur avenir. Il mourut vers 1823, sans qu’on sût ce qu’il était devenu. L’un de ses fils marcha sur les traces de son père ; il partit pour l’Afrique et l’on n’en entendit plus parler. L’autre était d’une nature toute différente ; sa conduite fut toujours régulière. Entré de très bonne heure en apprentissage, il se fit aimer et estimer de ses patrons comme ouvrier rangé, laborieux, actif et intelligent. Par son travail et ses économies, il se fit une position honorable dans l’industrie, et éleva d’une manière très convenable une nombreuse famille. C’est aujourd’hui un Spirite fervent et dévoué.
Un jour, dans une conversation intime, il nous exprimait le regret de n’avoir pu assurer à ses enfants une fortune indépendante ; nous cherchâmes à rassurer sa conscience en le félicitant, au contraire, sur la manière dont il avait rempli ses devoirs de père. Comme il est bon médium, nous le priâmes de demander une communication, sans faire appel à un Esprit déterminé. Il écrivit :
« C’est moi, Charles-Emmanuel. »
C’est mon père, dit-il ; pauvre père ! Il n’est pas heureux.
L’Esprit continue : Oui, le maître a raison ; tu as plus fait pour tes enfants que je n’ai fait pour toi ; aussi ai-je une tâche rude à remplir. Bénis Dieu, qui t’a donné l’amour de la famille.
Demande (par M. Allan Kardec). D’où vous venait votre penchant à l’ivrognerie ? — Réponse. Une habitude de mon père, dont j’ai hérité ; c’était une épreuve que j’aurais dû combattre.
Remarque. Son père avait, en effet, le même défaut, mais il n’est pas exact de dire que c’était une habitude dont il avait hérité ; il a tout simplement cédé à l’influence du mauvais exemple. On n’hérite pas des vices de caractère, comme on hérite des vices de conformation ; le libre arbitre peut tout sur les premiers, et ne peut rien sur les seconds.
D. Quelle est votre position actuelle dans le monde des Esprits ? — R. Je suis sans cesse à chercher mes enfants et celle qui m’a tant fait souffrir ; celle qui m’a toujours repoussé.
D. Vous devez avoir une consolation dans votre fils Jean, qui est un homme honoré et estimé, et qui prie pour vous, quoique vous vous soyez peu occupé de lui ? — R. Oui, je le sais, il l’a fait, et il le fait encore ; c’est pourquoi il m’est permis de vous parler. Je suis toujours près de lui à tâcher de soulager ses fatigues ; c’est ma mission ; elle ne finira qu’à la venue de mon fils parmi nous.
D. Dans quelle situation vous êtes-vous trouvé comme Esprit, après votre mort ? — R. D’abord je ne me croyais pas mort ; je buvais sans cesse ; je voyais Antoinette, que je voulais atteindre et qui me fuyait. Puis, je cherchais mes enfants, que j’aimais malgré tout, et que ma femme ne voulait point me rendre. Alors je me révoltais en reconnaissant mon néant et mon impuissance, et Dieu m’a condamné à veiller sur mon fils Jean, qui ne mourra jamais par accident, car partout et toujours je le sauve d’une mort violente.
Remarque. En effet, M. Jean a maintes fois échappé, comme par miracle, à des dangers imminents ; il a failli être noyé, être brûlé, être broyé dans les engrenages d’une mécanique, sauter avec une machine à vapeur ; dans sa jeunesse, il a été pendu par accident, et toujours un secours inespéré l’a sauvé au moment le plus critique, ce qui est dû, à ce qu’il paraît à la surveillance exercée par son père.
D. Vous dites que Dieu vous a condamné à veiller à la sécurité de votre fils ; je ne vois pas que ce soit là une punition ; puisque vous l’aimez, ce doit être, au contraire, une satisfaction pour vous. Une foule d’Esprits sont préposés à la garde des incarnés, dont ils sont les protecteurs, et c’est là une tâche qu’ils sont heureux de remplir. — R. Si, maître ; je devais ne point délaisser mes enfants comme je l’ai fait ; alors la loi de justice me condamne à réparer. Je ne le fais point à contrecœur ; je suis heureux de le faire par amour pour mon fils ; mais la douleur qu’il éprouverait dans les accidents dont je le sauve, c’est moi qui la supporte ; s’il devait être percé de dix balles, je ressentirais le mal qu’il endurerait si la chose s’accomplissait. Voilà la punition que je me suis justement attirée en ne remplissant pas auprès de lui mes devoirs de père pendant ma vie.
D. (Par M. Jean.) Voyez-vous mon frère Numa, et pouvez-vous me dire où il est ? (Celui qui était adonné à l’ivrognerie et dont le sort est resté ignoré.) — R. Non, je ne le vois pas, je le cherche. Ta fille Jeanne l’a vu sur les côtes d’Afrique tomber à la mer ; je n’étais pas là pour le secourir ; je ne le pouvais pas.
Remarque. La fille de M. Jean, dans un moment d’extase, l’avait effectivement vu tomber à la mer à l’époque de sa disparition.
La punition de cet Esprit offre cette particularité qu’il ressent les douleurs qu’il est chargé d’épargner à son fils ; on comprend, dès lors, que cette mission soit pénible ; mais, comme il ne s’en plaint pas, qu’il la considère comme une juste réparation, et que cela ne diminue pas son affection pour lui, cette expiation lui est profitable.
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