1. — Il n’est personne qui n’ait remarqué combien les choses changent d’aspect selon le point de vue sous lequel on les considère ; ce n’est pas seulement l’aspect qui se modifie, mais encore l’importance même de la chose. Que l’on se place au centre d’un milieu quelconque, fût-il petit, il paraîtra immense ; qu’on se place au dehors, il semble tout autre. Tel qui voit une chose du haut d’une montagne la trouve insignifiante, alors qu’au bas de la montagne elle lui paraissait gigantesque.
Ceci est un effet d’optique, mais qui s’applique également aux choses morales. Soyez une journée entière dans la souffrance, elle vous paraîtra éternelle ; à mesure que cette journée s’éloigne de vous, vous vous étonnez d’avoir pu vous désespérer pour si peu. Les chagrins de l’enfance ont aussi leur importance relative, et, pour l’enfant, ils sont tout aussi amers que ceux de l’âge mur. Pourquoi donc nous semblent-ils si futiles ? Parce que nous n’y sommes plus, tandis que l’enfant y est tout entier, et ne voit pas au delà de son petit cercle d’activité ; il les voit de l’intérieur, nous les voyons de l’extérieur. Supposons un être placé, par rapport à nous, dans la position où nous sommes par rapport à l’enfant, il jugera nos soucis au même point de vue, et les trouvera puérils.
Un charretier est insulté par un charretier ; ils se querellent et se battent ; qu’un grand seigneur soit injurié par un charretier, il ne s’en croira pas offensé, et il ne se battra pas avec lui. Pourquoi cela ? Parce qu’il se place en dehors de sa sphère : il se croit tellement supérieur que l’offense ne peut l’atteindre ; mais qu’il descende au niveau de son adversaire, qu’il se place, par la pensée, dans le même milieu, et il se battra.
2. — Le Spiritisme nous montre une application de ce principe bien autrement importante dans ses conséquences. Il nous fait voir la vie terrestre pour ce qu’elle est, en nous plaçant au point de vue de la vie future ; par les preuves matérielles qu’il nous en fournit, par l’intuition nette, précise, logique qu’il nous en donne, par les exemples qu’il met sous nos yeux, il nous y transporte par la pensée : on la voit, on la comprend ; ce n’est plus cette notion vague, incertaine, problématique, que l’on nous enseignait de l’avenir, et qui, involontairement, laissait des doutes ; pour le Spirite, c’est une certitude acquise, c’est une réalité.
Il fait plus encore : il nous montre la vie de l’âme, l’être essentiel, puisque c’est l’être pensant, remontant dans le passé à une époque inconnue, et s’étendant indéfiniment dans l’avenir, de telle sorte que la vie terrestre, fût-elle d’un siècle, n’est plus qu’un point dans ce long parcours. Si la vie entière est si peu de chose comparée à la vie de l’âme, que seront donc les incidents de la vie ? Et pourtant l’homme, placé au centre de cette vie, s’en préoccupe comme si elle devait durer toujours ; tout prend pour lui des proportions colossales : la moindre pierre qui le heurte lui semble un rocher ; une déception le désespère ; un revers l’abat ; un mot le met en fureur. Sa vue bornée au présent, à ce qui le touche immédiatement, lui exagère l’importance des plus petits incidents ; une affaire manquée lui ôte l’appétit ; une question de préséance est une affaire d’État ; un passe-droit le met hors de lui. Parvenir est le but de tous ses efforts, l’objet de toutes ses combinaisons ; mais, pour la plupart, qu’est-ce que parvenir ? Est-ce, si l’on n’a pas de quoi vivre, se créer, par des moyens honnêtes, une existence tranquille ? Est-ce la noble émulation d’acquérir du talent et de développer son intelligence ? Est-ce le désir de laisser après soi un nom justement honoré, et d’accomplir des travaux utiles pour l’humanité ? Non ; parvenir, c’est supplanter son voisin, c’est l’éclipser, c’est l’écarter, le renverser même, pour se mettre à sa place ; et pour ce beau triomphe, dont la mort ne le laissera peut-être pas jouir vingt-quatre heures, que de soucis ; que de tribulations ! Que de génie même dépensé quelquefois, qui eût pu être plus utilement employé ! Puis, que de rage, que d’insomnies si l’on ne réussit pas ! quelle fièvre de jalousie cause le succès d’un rival ! Alors, on s’en prend à sa mauvaise étoile, à son sort, à sa chance fatale, tandis que la mauvaise étoile est le plus souvent la maladresse et l’incapacité. On dirait vraiment que l’homme prend à tâche de rendre aussi pénibles que possible les quelques instants qu’il doit passer sur la terre et dont il n’est pas le maître, puisqu’il n’est jamais assuré du lendemain.
3. — Combien toutes ces choses changent de face, quand, par la pensée, l’homme sort de l’étroite vallée de la vie terrestre, et s’élève dans la radieuse, splendide et incommensurable vie d’outre-tombe ! Combien alors il prend en pitié les tourments qu’il se créait à plaisir ! Combien alors lui paraissent mesquines et puériles les ambitions, les jalousies, les susceptibilités, les vaines satisfactions de l’orgueil ! Il lui semble de l’âge mûr considérer les jeux de l’enfance ; du sommet d’une montagne, considérer les hommes dans la vallée. En partant de ce point de vue, se rend-il volontairement le jouet d’une illusion ? Non ; il est au contraire dans la réalité, dans le vrai, et l’illusion, pour lui, c’est lorsqu’il voit les choses du point de vue terrestre. En effet, il n’est personne sur la terre qui n’attache plus d’importance à ce qui, pour lui, doit durer longtemps, qu’à ce qui ne doit durer qu’un jour ; qui ne préfère un bonheur durable à un bonheur éphémère. On s’inquiète peu d’un désagrément passager ; ce qui intéresse par-dessus tout, c’est la situation normale. Si donc on élève sa pensée de manière à embrasser la vie de l’âme, on arrive forcément à cette conséquence, qu’on y aperçoit la vie terrestre comme une station momentanée ; que la vie spirituelle est la vie réelle, parce qu’elle est indéfinie ; que l’illusion, c’est de prendre la partie pour le tout, c’est-à-dire la vie du corps, qui n’est que transitoire, pour la vie définitive. L’homme qui ne considère les choses que du point de vue terrestre, est comme celui qui, étant dans l’intérieur d’une maison, ne peut juger ni de la forme, ni de l’importance du bâtiment ; il juge sur de fausses apparences, parce qu’il ne voit pas tout ; tandis que celui qui voit du dehors, pouvant seul juger de l’ensemble, juge plus sainement.
Pour voir les choses de cette manière, dira-t-on, il faut une intelligence peu commune, un esprit philosophique qu’on ne saurait trouver dans les masses ; d’où il faudrait conclure qu’à peu d’exceptions près, l’humanité se traînera toujours dans le terre à terre. C’est une erreur ; pour s’identifier avec la vie future, il ne faut pas une intelligence exceptionnelle, ni de grands efforts d’imagination, car chacun en porte avec soi l’intuition et le désir ; mais la manière dont on la présente généralement est assez peu séduisante, puisqu’on offre pour alternative des flammes éternelles ou une contemplation perpétuelle, ce qui fait que beaucoup trouvent le néant préférable ; d’où l’incrédulité absolue chez quelques-uns, et le doute chez le plus grand nombre. Ce qui a manqué jusqu’à présent, c’est la preuve irrécusable de la vie future, et cette preuve le Spiritisme vient la donner, non plus par une théorie vague, mais par des faits patents. Bien plus, il la montre telle que la raison la plus sévère peut l’accepter, car il explique tout, justifie tout, et résout toutes les difficultés. Par cela même qu’il est clair et logique, il est à la portée de tout le monde ; voilà pourquoi le Spiritisme ramène à la croyance tant de gens qui s’en étaient écartés. L’expérience démontre chaque jour que de simples artisans, que des paysans sans instruction comprennent ce raisonnement sans efforts ; ils se placent à ce nouveau point de vue d’autant plus volontiers, qu’ils y trouvent, comme tous les gens malheureux, une immense consolation, et la seule compensation possible dans leur pénible et laborieuse existence.
Si cette manière d’envisager les choses terrestres se généralisait, n’aurait-elle pas pour conséquence de détruire l’ambition, stimulant des grandes entreprises, des travaux les plus utiles, des œuvres même du génie ? Si l’humanité tout entière ne songeait plus qu’à la vie future, tout ne péricliterait-il pas en ce monde ? Que font les moines dans les couvents, si ce n’est de s’occuper exclusivement du ciel ? Or, que deviendrait la terre si tout le monde se faisait moine ?
Un tel état de choses serait désastreux, et les inconvénients plus grands qu’on ne pense, car les hommes y perdraient sur la terre et n’y gagneraient rien au ciel ; mais le résultat du principe que nous exposons est tout autre pour quiconque ne le comprend pas à demi, ainsi que nous allons l’expliquer.
La vie corporelle est nécessaire à l’Esprit, ou à l’âme, ce qui est tout un, pour qu’il puisse accomplir dans le monde matériel les fonctions qui lui sont dévolues par la Providence : c’est un des rouages de l’harmonie universelle. L’activité qu’il est forcé de déployer dans ces fonctions qu’il exerce à son insu, croyant n’agir que pour lui-même, aide au développement de son intelligence et facilite son avancement. Le bonheur de l’Esprit dans la vie spirituelle étant proportionné à son avancement et au bien qu’il a pu faire comme homme, il en résulte que plus la vie spirituelle acquiert d’importance aux yeux de l’homme, plus il sent la nécessité de faire ce qu’il faut pour s’y assurer la meilleur place possible. L’expérience de ceux qui ont vécu vient prouver qu’une vie terrestre inutile ou mal employée est sans profit pour l’avenir, et que ceux qui ne cherchent ici-bas que les satisfactions matérielles les payent bien chèrement, soit par leurs souffrances dans le monde des Esprits, soit par l’obligation où ils sont de recommencer leur tâche dans des conditions plus pénibles que par le passé, et tel est le cas de beaucoup de ceux qui souffrent sur la terre. Donc en considérant les choses de ce monde du point de vue extra-corporel, l’homme, loin d’être excité à l’insouciance et à l’oisiveté, comprend mieux la nécessité du travail. En partant du point de vue terrestre, cette nécessité est une injustice à ses yeux quand il se compare à ceux qui peuvent vivre sans rien faire : il les jalouse, il les envie. En partant du point de vue spirituel, cette nécessité a sa raison d’être, son utilité, et il l’accepte sans murmure, parce qu’il comprend que, sans travail, il resterait indéfiniment dans l’infériorité et privé du bonheur suprême auquel il aspire, et qu’il ne saurait atteindre s’il ne se développe intellectuellement et moralement. Sous ce rapport, beaucoup de moines nous semblent mal comprendre le but de la vie terrestre, et encore moins les conditions de la vie future. Par la séquestration, ils se privent des moyens de se rendre utiles à leurs semblables, et beaucoup de ceux qui sont aujourd’hui dans le monde des Esprits nous ont avoué s’être étrangement trompés, et subir les conséquences de leur erreur.
4. — Ce point de vue a pour l’homme une autre conséquence immense et immédiate : c’est de lui rendre plus supportables les tribulations de la vie. Qu’il cherche à se procurer le bien-être, à passer le plus agréablement possible le temps de son existence sur terre, c’est très naturel et rien ne le lui défend. Mais, sachant qu’il n’est ici-bas que momentanément, qu’un avenir meilleur l’attend, il se tourmente peu des déceptions qu’il éprouve, et, voyant les choses d’en haut, il prend ses revers avec moins d’amertume ; il reste indifférent aux tracasseries auxquelles il est en butte de la part des envieux et des jaloux ; il réduit à leur juste valeur les objets de son ambition et se met au-dessus des petites susceptibilités de l’amour-propre. Délivré des soucis que se crée l’homme qui ne sort pas de son étroite sphère, par la perspective grandiose qui se déroule devant lui, il n’en est que plus libre pour se livrer à un travail profitable pour lui-même et pour les autres. Les avanies, les diatribes, les méchancetés de ses ennemis ne sont pour lui que d’imperceptibles nuages dans un immense horizon ; il ne s’en inquiète pas plus que des mouches qui bourdonnent à ses oreilles, parce qu’il sait qu’il en sera bientôt délivré ; aussi toutes les petites misères qu’on lui suscite, glissent-elles sur lui comme l’eau sur le marbre. En se plaçant au point de vue terrestre, il s’en irriterait, il s’en vengerait peut-être ; au point de vue extra-terrestre, il les méprise comme les éclaboussures d’un passant mal-appris. Ce sont des épines jetées sur sa route, et sur lesquelles il passe, sans même se donner la peine de les écarter, pour ne pas ralentir sa marche vers le but plus sérieux qu’il se propose d’atteindre. Loin d’en vouloir à ses ennemis, il leur sait gré de lui fournir l’occasion d’exercer sa patience et sa modération au profit de son avancement futur, tandis qu’il en perdrait le fruit s’il s’abaissait aux représailles. Il les plaint de se donner tant de peines inutiles, et se dit que ce sont eux-mêmes qui marchent sur les épines par les soucis qu’ils prennent pour faire le mal. Tel est le résultat de la différence du point de vue sous lequel on envisage la vie : l’un vous donne les tracas et l’anxiété ; l’autre, le calme et la sérénité. Spirites qui éprouvez des déceptions, quittez un instant la terre, par la pensée ; montez dans les régions de l’infini et regardez-les d’en haut : vous verrez ce qu’elles seront.
On dit quelquefois. Vous qui êtes malheureux, regardez au-dessous de vous et non au-dessus, et vous en verrez de plus malheureux encore. Cela est très vrai, mais beaucoup de gens se disent que le mal des autres ne guérit pas le leur. Le remède n’est toujours que dans la comparaison, et il en est pour lesquels il est difficile de ne pas regarder en haut et de se dire : « Pourquoi ceux-ci ont-ils ce que je n’ai pas ? » Tandis qu’en se plaçant au point de vue dont nous parlons, à celui où nous serons forcément avant peu, on est tout naturellement au-dessus de ceux que nous pourrions envier, car, de là, les plus grands paraissent bien petits.
5. — Il nous souvient d’avoir vu jouer à l’Odéon, † il y a quelque quarante ans, une pièce en un acte, intitulée les Éphémères, nous ne savons plus de quel auteur ; mais, quoique jeune alors, elle nous fit une vive impression. La scène se passait dans le pays des Éphémères, dont les habitants ne vivent que vingt-quatre heures. Dans l’espace d’un acte, on les voit passer du berceau à l’adolescence, à la jeunesse, à l’âge mûr, à la vieillesse, à la décrépitude et à la mort. Dans cet intervalle, ils accomplissent tous les actes de la vie : baptême, mariage, affaires civiles et gouvernementales, etc. ; mais, comme le temps est court et les heures comptées, il faut se hâter ; aussi tout se fait avec une rapidité prodigieuse, ce qui ne les empêche pas de s’occuper d’intrigues, et de se donner beaucoup de peine pour satisfaire leur ambition et se supplanter les uns les autres. Cette pièce, comme on le voit, renfermait une pensée profondément philosophique, et involontairement le spectateur, qui voyait en un instant se dérouler toutes les phases d’une existence bien remplie, se prenait à dire : Que ces gens sont sots de se donner tant de mal pour si peu de temps qu’ils ont à vivre ! Que leur reste-t-il des tracas d’une ambition de quelques heures ? Ne feraient-ils pas mieux de vivre en paix ?
C’est bien là le tableau de la vie humaine vue d’en haut. La pièce pourtant ne vécut guère plus que ses héros, on ne la comprit pas. Si l’auteur vivait encore, ce que nous ignorons, il serait probablement Spirite aujourd’hui.
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