1. — Il se passe dans la propagation du Spiritisme un phénomène digne de remarque. Il y a quelques années à peine que, ressuscité des croyances antiques, il a fait sa réapparition parmi nous, non plus comme jadis, à l’ombre des mystères, mais au grand jour et à la vue de tout le monde. Pour quelques-uns il a été l’objet d’une curiosité passagère, un amusement que l’on quitte comme un jouet pour en prendre un autre ; chez beaucoup il n’a rencontré que de l’indifférence ; chez le plus grand nombre l’incrédulité, malgré l’opinion des philosophes dont on invoque à chaque instant le nom comme autorité. Cela n’a rien de surprenant : Jésus lui-même a-t-il convaincu tout le peuple juif par ses miracles ? Sa bonté et la sublimité de sa doctrine lui ont-elles fait trouver grâce devant ses juges ? N’a-t-il pas été traité de fourbe et d’imposteur ? et si on ne lui a pas appliqué l’épithète de charlatan, c’est qu’on ne connaissait pas alors ce terme de notre civilisation moderne. Cependant des hommes sérieux ont vu dans les phénomènes qui se passent de nos jours autre chose qu’un objet de frivolité ; ils ont étudié, approfondi avec l’œil de l’observateur consciencieux, et ils y ont trouvé la clef d’une foule de mystères jusqu’alors incompris ; cela a été pour eux un trait de lumière, et voilà que de ces faits est sortie toute une doctrine, toute une philosophie, nous pouvons dire toute une science, divergente d’abord selon le point de vue ou l’opinion personnelle de l’observateur, mais tendant peu à peu à l’unité de principe. Malgré l’opposition intéressée chez quelques-uns, systématique chez ceux qui croient que la lumière ne peut sortir que de leur cerveau, cette doctrine trouve de nombreux adhérents, parce qu’elle éclaire l’homme sur ses véritables intérêts présents et futurs, qu’elle répond à son aspiration vers l’avenir, rendu en quelque sorte palpable ; enfin parce qu’elle satisfait à la fois sa raison et ses espérances, et qu’elle dissipe des doutes qui dégénéraient en incrédulité absolue. Or, avec le Spiritisme, toutes les philosophies matérialistes ou panthéistes tombent d’elles-mêmes ; le doute n’est plus possible touchant la Divinité, l’existence de l’âme, son individualité, son immortalité ; son avenir nous apparaît comme la lumière du jour, et nous savons que cet avenir, qui laisse toujours une porte ouverte à l’espérance, dépend de notre volonté et des efforts que nous faisons pour le bien.
2. — Tant qu’on n’a vu dans le Spiritisme que des phénomènes matériels, on ne s’y est intéressé que comme à un spectacle, parce qu’il s’adressait aux yeux ; mais du moment qu’il s’est élevé au rang de science morale, il a été pris au sérieux, parce qu’il a parlé au cœur et à l’intelligence, et que chacun y a trouvé la solution de ce qu’il cherchait vaguement en lui-même ; une confiance basée sur l’évidence a remplacé l’incertitude poignante ; du point de vue si élevé où il nous place, les choses d’ici-bas apparaissent si petites et si mesquines, que les vicissitudes de ce monde ne sont plus que des incidents passagers que l’on supporte avec patience et résignation ; la vie corporelle n’est qu’une courte halte dans la vie de l’âme ; ce n’est plus, pour nous servir de l’expression de notre savant et spirituel confrère M. Jobard, qu’une mauvaise auberge où il n’est pas besoin de défaire sa malle. Avec la doctrine spirite tout est défini, tout est clair, tout parle à la raison ; en un mot, tout s’explique, et ceux qui l’ont approfondie dans son essence y puisent une satisfaction intérieure à laquelle ils ne veulent plus renoncer. Voilà pourquoi elle a trouvé en si peu de temps de si nombreuses sympathies, et ces sympathies elle les recrute non point dans le cercle restreint d’une localité, mais dans le monde entier. Si les faits n’étaient là pour le prouver, nous en jugerions par notre Revue, qui n’a que quelques mois d’existence, et dont les abonnés, quoique ne se comptant pas encore par milliers, sont disséminés sur tous les points du globe. Outre ceux de Paris † et des départements, † nous en avons en Angleterre, † en Écosse, † en Hollande, † en Belgique, † en Prusse, † à Saint-Pétersbourg, † Moscou, † Naples, † Florence, † Milan, † Gênes, † Turin, † Genève, † Madrid, † Shang-haï † en Chine, † Batavia, † Cayenne, † Mexico, † au Canada, † aux États-Unis, † etc. Nous ne le disons point par forfanterie, mais comme un fait caractéristique. Pour qu’un journal nouveau-né, aussi spécial, soit dès aujourd’hui demandé dans des contrées si diverses et si éloignées, il faut que l’objet qu’il traite y trouve des partisans, autrement on ne le ferait pas venir par simple curiosité de plusieurs milliers de lieues, fût-il du meilleur écrivain. C’est donc par son objet qu’il intéresse et non par son obscur rédacteur ; aux yeux de ses lecteurs, son objet est donc sérieux. Il demeure ainsi évident que le Spiritisme a des racines dans toutes les parties du monde, et, à ce point de vue, vingt abonnés répartis en vingt pays différents prouveraient plus que cent concentrés dans une seule localité, parce qu’on ne pourrait supposer que c’est l’œuvre d’une coterie.
3. — La manière dont s’est propagé le Spiritisme jusqu’à ce jour ne mérite pas une attention moins sérieuse. Si la presse eût fait retentir sa voix en sa faveur, si elle l’eût prôné, en un mot, si le monde en avait eu les oreilles rebattues, on pourrait dire qu’il s’est propagé comme toutes les choses qui trouvent du débit à la faveur d’une réputation factice, et dont on veut essayer, ne fût-ce que par curiosité. Mais rien de cela n’a eu lieu : la presse, en général, ne lui a prêté volontairement aucun appui ; elle l’a dédaigné, ou si, à de rares intervalles, elle en a parlé, c’était pour le tourner en ridicule et envoyer les adeptes aux Petites-Maisons, chose peu encourageante pour ceux qui auraient eu la velléité de s’initier. A peine M. Home lui-même a-t-il eu les honneurs de quelques mentions semi-sérieuses, tandis que les événements les plus vulgaires y trouvent une large place. Il est d’ailleurs aisé devoir, au langage des adversaires, que ceux-ci en parlent comme les aveugles des couleurs, sans connaissance de cause, sans examen sérieux et approfondi, et uniquement sur une première impression ; aussi leurs arguments se bornent-ils à une négation pure et simple, car nous n’honorons pas du nom d’arguments les quolibets facétieux ; des plaisanteries, quelque spirituelles qu’elles soient, ne sont pas des raisons. Il ne faut pourtant pas accuser d’indifférence ou de mauvais vouloir tout le personnel de la presse. Individuellement le Spiritisme y compte des partisans sincères, et nous en connaissons plus d’un parmi les hommes de lettres les plus distingués. Pourquoi donc gardent-ils le silence ? C’est qu’à côté de la question de croyance il y a celle de la personnalité, toute-puissante dans ce siècle-ci. La croyance, chez eux comme chez beaucoup d’autres, est concentrée et non expansive ; ils sont, en outre, obligés de suivre les errements de leur journal, et tel journaliste craint de perdre des abonnés en arborant franchement un drapeau dont la couleur pourrait déplaire à quelques-uns d’entre eux. Cet état de choses durera-t-il ? Non ; bientôt il en sera du Spiritisme comme du magnétisme dont jadis on ne parlait qu’à voix basse, et qu’on ne craint plus d’avouer aujourd’hui. Aucune idée nouvelle, quelque belle et juste qu’elle soit, ne s’implante instantanément dans l’esprit des masses, et celle qui ne rencontrerait pas d’opposition serait un phénomène tout à fait insolite. Pourquoi le Spiritisme ferait-il exception à la règle commune ? Il faut aux idées, comme aux fruits, le temps de mûrir ; mais la légèreté humaine fait qu’on les juge avant leur maturité, ou sans se donner la peine d’en sonder les qualités intimes.
4. — Ceci nous rappelle la spirituelle fable de la Jeune Guenon, le Singe et la Noix. Cette jeune guenon, comme on le sait, cueille une noix dans sa coque verte ; elle y porte la dent, fait la grimace et la rejette en s’étonnant qu’on trouve bonne une chose si amère : mais un vieux singe, moins superficiel, et sans doute profond penseur dans son espèce, ramasse la noix, la casse, l’épluche, la mange, et la trouve délicieuse, ce qu’il accompagne d’une belle morale à l’adresse de tous les gens qui jugent les choses nouvelles à l’écorce.
Le Spiritisme a donc dû marcher sans l’appui d’aucun secours étranger, et voilà qu’en cinq ou six ans il se vulgarise avec une rapidité qui tient du prodige. Où a-t-il puisé cette force, si ce n’est en lui-même ? Il faut donc qu’il y ait dans son principe quelque chose de bien puissant pour s’être ainsi propagé sans les moyens surexcitants de la publicité. C’est que, comme nous l’avons dit plus haut, quiconque se donne la peine de l’approfondir y trouve ce qu’il cherchait, ce que sa raison lui faisait entrevoir, une vérité consolante, et, en fin de compte, y puise l’espérance et une véritable jouissance. Aussi les convictions acquises sont-elles sérieuses et durables ; ce ne sont point de ces opinions légères qu’un souffle fait naître et qu’un autre souffle efface. Quelqu’un nous disait dernièrement : « Je trouve dans le Spiritisme une si suave espérance, j’y puise de si douces et si grandes consolations, que toute pensée contraire me rendrait bien malheureux, et je sens que mon meilleur ami me deviendrait odieux s’il tentait de m’arracher à cette croyance. » Lorsqu’une idée n’a pas de racines, elle peut jeter un éclat passager, comme ces fleurs que l’on fait pousser par force ; mais bientôt, faute de soutien, elle meurt et on n’en parle plus. Celles, au contraire, qui ont une base sérieuse, grandissent et persistent : elles finissent par s’identifier tellement aux habitudes qu’on s’étonne plus tard d’avoir jamais pu s’en passer.
5. — Si le Spiritisme n’a pas été secondé par la presse d’Europe, il n’en est pas de même, dira-t-on, de celle d’Amérique. Cela est vrai jusqu’à un certain point. Il y a en Amérique, comme partout ailleurs, la presse générale et la presse spéciale. La première s’en est sans doute beaucoup plus occupée que parmi nous, quoique moins qu’on ne le pense ; elle a d’ailleurs aussi ses organes hostiles. La presse spéciale compte, aux États-Unis seuls, dix-huit journaux spirites, dont dix hebdomadaires et plusieurs de grand format. On voit que nous sommes encore bien en arrière sous ce rapport ; mais là, comme ici, les journaux spéciaux s’adressent aux gens spéciaux ; il est évident qu’une gazette médicale, par exemple, ne sera recherchée de préférence ni par des architectes, ni par des hommes de loi ; de même un journal spirite n’est lu, à peu d’exceptions près, que par les partisans du Spiritisme. Le grand nombre de journaux américains qui traitent cette matière prouve une chose, c’est qu’ils ont assez de lecteurs pour les alimenter. Ils ont beaucoup fait, sans doute, mais leur influence est, en général, purement locale ; la plupart sont inconnus du public européen, et les nôtres ne leur ont fait que de bien rares emprunts. En disant que le Spiritisme s’est propagé sans l’appui de la presse, nous avons entendu parler de la presse générale, qui s’adresse à tout le monde, de celle dont la voix frappe chaque jour des millions d’oreilles, qui pénètre dans les retraites les plus obscures ; de celle avec laquelle l’anachorète, au fond de son désert, peut être au courant de ce qui se passe aussi bien que le citadin, de celle enfin qui sème les idées à pleines mains. Quel est le journal spirite qui peut se flatter de faire ainsi retentir les échos du monde ? Il parle aux gens convaincus ; il n’appelle pas l’attention des indifférents. Nous sommes donc dans le vrai en disant que le Spiritisme a été livré à ses propres forces ; si par lui-même il a fait de si grands pas, que sera-ce quand il pourra disposer du puissant levier de la grande publicité ! En attendant ce moment il plante partout des jalons ; partout ses rameaux trouveront des points d’appui ; partout enfin il trouvera des voix dont l’autorité imposera silence à ses détracteurs.
6. — La qualité des adeptes du Spiritisme mérite une attention particulière. Se recrute-t-il dans les rangs inférieurs de la société, parmi les gens illettrés ? Non ; ceux-là, s’en occupent peu ou point ; c’est à peine s’ils en ont entendu parler. Les tables tournantes même y ont trouvé peu de praticiens. Jusqu’à présent ses prosélytes sont dans les premiers rangs de la société, parmi les gens éclairés, les hommes de savoir et de raisonnement ; et, chose remarquable, les médecins qui ont fait pendant si longtemps une guerre acharnée au magnétisme, se rallient sans peine à cette doctrine ; nous en comptons un grand nombre, tant en France qu’à l’étranger, parmi nos abonnés, au nombre desquels se trouvent aussi en grande majorité des hommes supérieurs à tous égards, des notabilités scientifiques et littéraires, de hauts dignitaires, des fonctionnaires publics, des officiers généraux, des négociants, des ecclésiastiques, des magistrats, etc., tous gens trop sérieux pour prendre à titre de passe-temps un journal qui, comme le nôtre, ne se pique pas d’être amusant, et encore moins s’ils croyaient n’y trouver que des rêveries. La Société parisienne des Études spirites n’est pas une preuve moins évidente de cette vérité, par le choix des personnes qu’elle réunit ; ses séances sont suivies avec un intérêt soutenu, une attention religieuse, nous pouvons même dire avec avidité, et pourtant on ne s’y occupe que d’études graves, sérieuses, souvent très abstraites, et non d’expériences propres à exciter la curiosité. Nous parlons de ce qui se passe sous nos yeux, mais nous pouvons en dire autant de tous les centres où l’on s’occupe de Spiritisme au même point de vue, car presque partout (comme les Esprits l’avaient annoncé) la période de curiosité touche à son déclin. Ces phénomènes nous font pénétrer dans un ordre de choses si grand, si sublime, qu’auprès de ces graves questions un meuble qui tourne ou qui frappe est un joujou d’enfant : c’est l’a b c de la science.
On sait d’ailleurs à quoi s’en tenir maintenant sur la qualité des Esprits frappeurs, et, en général, de ceux qui produisent des effets matériels. Ils ont justement été nommés les saltimbanques du monde spirite ; c’est pourquoi on s’y attache moins qu’à ceux qui peuvent nous éclairer.
7. — On peut assigner à la propagation du Spiritisme quatre phases ou périodes distinctes :
1º Celle de la curiosité, dans laquelle les Esprits frappeurs ont joué le principal rôle pour appeler l’attention et préparer les voies.
2º Celle de l’observation, dans laquelle nous entrons et qu’on peut aussi appeler la période philosophique. Le Spiritisme est approfondi et s’épure ; il tend à l’unité de doctrine et se constitue en science.
Viendront ensuite :
3º La période de l’admission, où le Spiritisme prendra un rang officiel parmi les croyances universellement reconnues.
4º La période d’influence sur l’ordre social. C’est alors que l’humanité, sous l’influence de ces idées, entrera dans une nouvelle voie morale. Cette influence, dès aujourd’hui, est individuelle ; plus lard, elle agira sur les masses pour le bien général.
Ainsi, d’un côté voilà une croyance qui se répand dans le monde entier d’elle-même et de proche en proche, et sans aucun des moyens usuels de propagande forcée ; de l’autre cette même croyance qui prend racine, non dans les bas-fonds de la société, mais dans sa partie la plus éclairée. N’y a-t-il pas dans ce double fait quelque chose de bien caractéristique et qui doit donner à réfléchir à tous ceux qui traitent encore le Spiritisme de rêve creux ? A l’encontre de beaucoup d’autres idées qui partent d’en bas, informes ou dénaturées, et ne pénètrent qu’à la longue dans les rangs supérieurs, où elles s’épurent, le Spiritisme part d’en haut, et n’arrivera aux masses que dégagé des idées fausses inséparables des choses nouvelles.
Il faut cependant en convenir, il n’y a encore chez beaucoup d’adeptes qu’une croyance latente ; la peur du ridicule chez les uns, chez d’autres la crainte de froisser à leur préjudice certaines susceptibilités, les empêchent d’afficher hautement lents opinions ; cela est puéril, sans doute, et pourtant nous le comprenons ; on ne peut demander à certains hommes ce que la nature ne leur a pas donné : le courage de braver le Qu’en dira-t-on ; mais quand le Spiritisme sera dans toutes les bouches, et ce temps n’est pas loin, ce courage viendra aux plus timides. Un changement notable s’est déjà opéré sous ce rapport depuis quelque temps ; on en parle plus ouvertement ; on se risque, et cela fait ouvrir les yeux aux antagonistes mêmes, qui se demandent s’il est prudent, dans l’intérêt de leur propre réputation, de battre en brèche une croyance qui, bon gré, mai gré, s’infiltre partout et trouve ses appuis au faîte de la société. Aussi l’épithète de fous, si largement prodiguée aux adeptes, commence à devenir ridicule ; c’est un lieu commun qui s’use et tourne au trivial, car bientôt les fous seront plus nombreux que les gens sensés, et déjà plus d’un critique s’est rangé de leur côté ; c’est, du reste, l’accomplissement de ce qu’ont annoncé les Esprits en disant que : les plus grands adversaires du Spiritisme en deviendront les plus chauds partisans et les plus ardents propagateurs.
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