1. — La croyance à l’éternité des peines perd chaque jour tellement de terrain que, sans être prophète, chacun peut en prévoir la fin prochaine. 2 Elle a été combattue par des arguments si puissants et si péremptoires, qu’il semble presque superflu de s’en occuper désormais, et qu’il suffit de la laisser s’éteindre. 3 Cependant on ne peut se dissimuler que, toute caduque qu’elle est, elle est encore le point de ralliement des adversaires des idées nouvelles, celui qu’ils défendent avec le plus d’acharnement, parce que c’est un des côtés les plus vulnérables et qu’ils prévoient les conséquences de sa chute. A ce point de vue, cette question mérite un examen sérieux.
2. — La doctrine des peines éternelles, comme celle de l’enfer matériel, a eu sa raison d’être, alors que cette crainte pouvait être un frein pour les hommes peu avancés intellectuellement et moralement. 2 De même qu’ils n’eussent été que peu ou point impressionnés par l’idée de peines morales, ils ne l’auraient pas été davantage par celle de peines temporaires ; ils n’eussent même pas compris la justice des peines graduées et proportionnées, parce qu’ils n’étaient pas aptes à saisir les nuances souvent délicates du bien et du mal, ni la valeur relative des circonstances atténuantes ou aggravantes.
3. — Plus les hommes sont rapprochés de l’état primitif, plus ils sont matériels ; 2 le sens moral est celui qui se développe en eux le plus tardivement. 3 Par cette raison même, ils ne peuvent se faire qu’une idée très imparfaite de Dieu et de ses attributs, et une non moins vague de la vie future. 4 Ils assimilent Dieu à leur propre nature ; c’est pour eux un souverain absolu, d’autant plus redoutable qu’il est invisible, comme un monarque despote qui, caché dans son palais, ne se montre jamais à ses sujets. 5 Il n’est puissant que par la force matérielle, car ils ne comprennent pas la puissance morale ; ils ne le voient qu’armé de la foudre, ou au milieu des éclairs et des tempêtes, semant sur son passage la ruine et la désolation, à l’exemple des guerriers invincibles. 6 Un Dieu de mansuétude et de miséricorde ne serait pas un Dieu, mais un être faible qui ne saurait se faire obéir. 7 La vengeance implacable, les châtiments terribles, éternels, n’avaient rien de contraire à l’idée qu’ils se faisaient de Dieu, rien qui répugnât à leur raison. 8 Implacables eux-mêmes dans leurs ressentiments, cruels envers leurs ennemis, sans pitié pour les vaincus, Dieu, qui leur était supérieur, devait être encore plus terrible.
9 Pour de tels hommes, il fallait des croyances religieuses assimilées à leur nature encore fruste. Une religion toute spirituelle, tout d’amour et de charité, ne pouvait s’allier avec la brutalité des mœurs et des passions. 10 Ne blâmons donc pas Moïse de sa législation draconienne, qui suffisait à peine pour contenir son peuple indocile, ni d’avoir fait de Dieu un Dieu vengeur. Il le fallait à cette époque ; la douce doctrine de Jésus n’eût point trouvé d’écho et aurait été impuissante.
4. — À mesure que l’Esprit s’est développé, le voile matériel s’est peu à peu dissipé, et les hommes ont été plus aptes à comprendre les choses spirituelles ; mais cela n’est arrivé que graduellement. 2 Quand Jésus est venu, il a pu annoncer un Dieu clément, parler de son royaume qui n’est pas de ce monde, et dire aux hommes : ( † ) « Aimez-vous les uns les autres, faites du bien à ceux qui vous haïssent » ; tandis que les Anciens disaient : ( † ) « Œil pour œil, dent pour dent. »
3 Or, quels étaient les hommes qui vivaient du temps de Jésus ? Etaient-ce des âmes nouvellement créées et incarnées ? Si cela était, Dieu aurait donc créé au temps de Jésus des âmes plus avancées qu’au temps de Moïse. Mais, alors, que seraient devenues ces dernières ? Auraient-elles langui pendant l’éternité dans l’abrutissement ? Le simple bon sens repousse cette supposition. 4 Non ; c’étaient les mêmes âmes qui, après avoir vécu sous l’empire de la loi mosaïque, avaient, durant plusieurs existences, acquis un développement suffisant pour comprendre une doctrine plus élevée, et qui aujourd’hui sont assez avancées pour recevoir un enseignement encore plus complet.
5. — Cependant, le Christ n’a pu révéler à ses contemporains tous les mystères de l’avenir ; lui-même dit : ( † ) « J’aurais encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne les comprendriez pas ; c’est pourquoi je vous parle en paraboles. » 2 Sur tout ce qui regarde la morale, c’est-à-dire les devoirs d’homme à homme, il a été très explicite, parce que, touchant à la corde sensible de la vie matérielle, il savait être compris ; sur les autres points, il se borne à semer, sous forme allégorique, les germes de ce qui devra être développé plus tard.
3 La doctrine des peines et des récompenses futures appartient à ce dernier ordre d’idées. A l’égard des peines surtout, il ne pouvait rompre tout à coup avec les idées reçues. 4 Il venait tracer aux hommes de nouveaux devoirs : la charité et l’amour du prochain remplaçant l’esprit de haine et de vengeance, l’abnégation substituée à l’égoïsme : c’était déjà beaucoup ; il ne pouvait rationnellement affaiblir la crainte du châtiment réservé aux prévaricateurs, sans affaiblir en même temps l’idée du devoir. 5 Il promettait le royaume des cieux aux bons ; ce royaume était donc interdit aux mauvais ; où iraient-ils ? 6 Il fallait une contre-partie de nature à impressionner des intelligences encore trop matérielles pour s’identifier avec la vie spirituelle ; car on ne doit pas perdre de vue que Jésus s’adressait au peuple, à la partie la moins éclairée de la société, pour laquelle il fallait des images en quelque sorte palpables, et non des idées subtiles. 7 C’est pourquoi il n’entre point à cet égard dans des détails superflus : il lui suffisait d’opposer une punition à la récompense ; il n’en fallait pas davantage à cette époque.
6. — Si Jésus a menacé les coupables du feu éternel, il les a aussi menacés d’être jetés dans la Géhenne ; 2 or, qu’était-ce que la Géhenne ? Un lieu aux environs de Jérusalem, une voirie où l’on jetait les immondices de la ville. 3 Faudrait-il donc aussi prendre ceci à la lettre ? C’était une de ces figures énergiques à l’aide desquelles il impressionnait les masses. Il en est de même du feu éternel. 4 Si telle n’eût pas été sa pensée, il serait en contradiction avec lui-même en exaltant la clémence et la miséricorde de Dieu, car la clémence et l’inexorabilité sont des contraires qui s’annulent. 5 Ce serait donc se méprendre étrangement sur le sens des paroles de Jésus, que d’y voir la sanction du dogme des peines éternelles, alors que tout son enseignement proclame la mansuétude du Créateur.
6 Dans l’Oraison dominicale, il nous apprend à dire : ( † ) « Seigneur, pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Si le coupable n’avait aucun pardon à espérer, il serait inutile de le demander. 7 Mais ce pardon est-il sans condition ? Est-ce une grâce, une remise pure et simple de la peine encourue ? Non ; la mesure de ce pardon est subordonnée à la manière dont nous aurons pardonné ; c’est-à-dire que si nous ne pardonnons pas, nous ne serons pas pardonnés. 8 Dieu, faisant de l’oubli des offenses une condition absolue, ne pouvait pas exiger que l’homme faible fît ce que lui, tout-puissant, ne ferait pas. 9 L’Oraison dominicale est une protestation journalière contre l’éternelle vengeance de Dieu.
7. — Pour des hommes qui n’avaient qu’une notion confuse de la spiritualité de l’âme, l’idée du feu matériel n’avait rien de choquant, d’autant moins, qu’elle était dans la croyance vulgaire puisée dans celle de l’enfer des Païens, presque universellement répandue. 2 L’éternité de la peine n’avait non plus rien qui répugnât à des gens soumis depuis des siècles à la législation du terrible Jéhovah. 3 Dans la pensée de Jésus, le feu éternel ne pouvait donc être qu’une figure ; peu lui importait que cette figure fût prise à la lettre, si elle devait servir de frein ; 4 il savait bien que le temps et le progrès devaient se charger d’en faire comprendre le sens allégorique, alors surtout que, selon sa prédiction, l’Esprit de Vérité viendrait éclairer les hommes sur toutes choses.
5 Le caractère essentiel des peines irrévocables, c’est l’inefficacité du repentir ; or, jamais Jésus n’a dit que le repentir ne trouverait point grâce devant Dieu. 6 En toute occasion, au contraire, il montre Dieu clément, miséricordieux, prêt à recevoir l’enfant prodigue rentré sous le toit paternel. 7 Il ne le montre inflexible que pour le pécheur endurci ; mais, s’il tient le châtiment d’une main, dans l’autre il tient toujours le pardon prêt à s’étendre sur le coupable dès que celui-ci revient sincèrement à lui. 8 Ce n’est certes pas là le tableau d’un Dieu sans pitié. 9 Aussi est-il à remarquer que Jésus n’a prononcé contre personne, même contre les plus grands coupables, de condamnation irrémissible.
8. — Toutes les religions primitives, d’accord avec le caractère des peuples, ont eu des dieux guerriers qui combattaient à la tête des armées.
2 Le Jéhovah des Hébreux leur fournissait mille moyens d’exterminer leurs ennemis ; il les récompensait par la victoire ou les punissait par la défaite. 3 D’après l’idée qu’on se faisait de Dieu, on croyait l’honorer ou l’apaiser avec le sang des animaux ou des hommes : de là les sacrifices sanglants qui ont joué un si grand rôle dans toutes les religions anciennes. 4 Les Juifs avaient aboli les sacrifices humains ; les Chrétiens, malgré les enseignements du Christ, ont longtemps cru honorer le Créateur en livrant par milliers aux flammes et aux tortures ceux qu’ils appelaient hérétiques ; c’étaient sous une autre forme, de véritables sacrifices humains, puisqu’ils le faisaient pour la plus grande gloire de Dieu, et avec accompagnement de cérémonies religieuses. 5 Aujourd’hui même, ils invoquent encore le Dieu des armées avant le combat et le glorifient après la victoire, et cela souvent pour les causes les plus injustes et les plus anti-chrétiennes.
9. — Combien l’homme est lent à se défaire de ses préjugés, de ses habitudes, de ses idées premières ! 2 Quarante siècles nous séparent de Moïse, et notre génération chrétienne voit encore des traces des anciens usages barbares consacrés, ou du moins approuvés par la religion actuelle ! 3 Il a fallu la puissance de l’opinion des non-orthodoxes, de ceux qui sont regardés comme des hérétiques, pour mettre un terme aux bûchers, et faire comprendre la véritable grandeur de Dieu. 4 Mais, à défaut des bûchers, les persécutions matérielles et morales sont encore en pleine vigueur, tant l’idée d’un Dieu cruel est enracinée en l’homme. 5 Nourri dans des sentiments qui lui sont inculqués dès l’enfance, l’homme peut-il s’étonner que le Dieu qu’on lui présente comme honoré par des actes barbares condamne à des tortures éternelles, et voie sans pitié les souffrances des damnés ?
6 Oui, ce sont des philosophes, des impies, selon quelques-uns, qui ont été scandalisés de voir le nom de Dieu profané par des actes indignes de lui ; ce sont eux qui l’ont montré aux hommes dans toute sa grandeur, en le dépouillant des passions et des petitesses humaines que lui prêtait une croyance non éclairée. 7 La religion y a gagné en dignité ce qu’elle a perdu en prestige extérieur ; car s’il y a moins d’hommes attachés à la forme, il y en a davantage qui sont plus sincèrement religieux par le cœur et les sentiments.
8 Mais, à côté de ceux-là, combien en est-il qui, s’arrêtant à la surface, ont été conduits à la négation de toute providence ! 9 Faute d’avoir su mettre à propos les croyances religieuses en harmonie avec le progrès de la raison humaine, on a fait naître chez les uns le déisme, chez d’autres l’incrédulité absolue, chez d’autres le panthéisme, c’est-à-dire que l’homme s’est fait lui-même dieu, faute d’en voir un assez parfait.
10. — Revenons au dogme de l’éternité des peines. Le principal argument que l’on invoque en sa faveur est celui-ci :
2 « Il est admis, parmi les hommes, que la gravité de l’offense est proportionnée à la qualité de l’offensé. Celle qui est commise envers un souverain, étant considérée comme plus grave que celle qui ne concerne qu’un simple particulier, est punie plus sévèrement. Or Dieu est plus qu’un souverain ; puisqu’il est infini, l’offense envers lui est infinie, et doit avoir un châtiment infini, c’est-à-dire éternel. »
3 Réfutation. — Toute réfutation est un raisonnement qui doit avoir son point de départ, une base sur laquelle il s’appuie, des prémisses, en un mot. Nous prenons ces prémisses dans les attributs mêmes de Dieu :
4 Dieu est unique, éternel, immuable, immatériel, tout-puissant, souverainement juste et bon, infini dans toutes ses perfections.
5 Il est impossible de concevoir Dieu autrement qu’avec l’infini des perfections ; sans quoi il ne serait pas Dieu, car on pourrait concevoir un être possédant ce qui lui manquerait. 6 Pour qu’il soit seul au-dessus de tous les êtres, il faut qu’aucun ne puisse le surpasser ni l’égaler en quoi que ce soit. 7 Donc, il faut qu’il soit infini en tout.
8 Les attributs de Dieu, étant infinis, ne sont susceptibles ni d’augmentation ni de diminution ; sans cela, ils ne seraient pas infinis et Dieu ne serait pas parfait. 9 Si l’on ôtait la plus petite parcelle d’un seul de ses attributs, on n’aurait plus Dieu, puisqu’il pourrait exister un être plus parfait.
10 L’infini d’une qualité exclut la possibilité de l’existence d’une qualité contraire qui l’amoindrirait ou l’annulerait. 11 Un être infiniment bon ne peut avoir la plus petite parcelle de méchanceté, ni l’être infiniment mauvais avoir la plus petite parcelle de bonté ; 12 de même qu’un objet ne saurait être d’un noir absolu avec la plus légère nuance de blanc, ni d’un blanc absolu avec la plus petite tache de noir.
Ce point de départ posé, à l’argument ci-dessus on oppose les arguments ci-après :
11. — Un être infini peut seul faire quelque chose d’infini. 2 L’homme, étant limité dans ses vertus, dans ses connaissances, dans sa puissance, dans ses aptitudes, dans son existence terrestre, ne peut produire que des choses limitées.
3 Si l’homme pouvait être infini dans ce qu’il fait de mal, il le serait également dans ce qu’il fait de bien, et alors il serait égal à Dieu. 4 Mais, si l’homme était infini dans ce qu’il fait de bien, il ne ferait point de mal, car le bien absolu est l’exclusion de tout mal.
5 En admettant qu’une offense temporaire envers la Divinité puisse être infinie, Dieu, s’en vengeant par un châtiment infini, serait infiniment vindicatif ; s’il est infiniment vindicatif, il ne peut être infiniment bon et miséricordieux, car l’un de ces attributs est la négation de l’autre. 6 S’il n’est pas infiniment bon, il n’est pas parfait, et s’il n’est pas parfait, il n’est pas Dieu.
7 Si Dieu est inexorable pour le coupable repentant, il n’est pas miséricordieux ; s’il n’est pas miséricordieux, il n’est pas infiniment bon.
8 Pourquoi Dieu ferait-il à l’homme une loi du pardon, s’il ne devait pas pardonner lui-même ? Il en résulterait que l’homme qui pardonne à ses ennemis, et leur rend le bien pour le mal, serait meilleur que Dieu qui reste sourd au repentir de celui qui l’a offensé, et lui refuse, pour l’éternité, le plus léger adoucissement !
9 Dieu, qui est partout et voit tout, doit voir les tortures des damnés. S’il est insensible à leurs gémissements pendant l’éternité, il est éternellement sans pitié ; s’il est sans pitié, il n’est pas infiniment bon.
12. — A cela, on répond que le pécheur qui se repent avant de mourir éprouve la miséricorde de Dieu, et qu’alors le plus grand coupable peut trouver grâce devant lui.
2 Ceci n’est pas mis en doute, et l’on conçoit que Dieu ne pardonne qu’au repentir, et soit inflexible envers les endurcis ; 3 mais, s’il est plein de miséricorde pour l’âme qui se repent avant d’avoir quitté son corps, pourquoi cesse-t-il de l’être pour celle qui se repent après la mort ? 4 Pourquoi le repentir n’aurait-il d’efficacité que pendant la vie, qui n’est qu’un instant, et n’en aurait-il plus pendant l’éternité, qui n’a point de fin ? 5 Si la bonté et la miséricorde de Dieu sont circonscrites dans un temps donné, elles ne sont pas infinies, et Dieu n’est pas infiniment bon.
13. — Dieu est souverainement juste. 2 La souveraine justice n’est pas la justice la plus inexorable, ni celle qui laisse toute faute impunie ; c’est celle qui tient le compte le plus rigoureux du bien et du mal, qui récompense l’un et punit l’autre dans la plus équitable proportion, et ne se trompe jamais.
3 Si, pour une faute temporaire, qui toujours est le résultat de la nature imparfaite de l’homme, et souvent du milieu où il se trouve, l’âme peut être punie éternellement, sans espoir d’adoucissement ni de pardon, il n’y a aucune proportion entre la faute et la punition : donc il n’y a pas justice.
4 Si le coupable revient à Dieu, se repent et demande à réparer le mal qu’il a fait, c’est un retour au bien, aux bons sentiments. 5 Si le châtiment est irrévocable, ce retour au bien est sans fruit ; puisqu’il n’est pas tenu compte du bien, ce n’est pas de la justice. 6 Parmi les hommes, le condamné qui s’amende voit sa peine commuée, parfois même levée ; il y aurait donc, dans la justice humaine, plus d’équité que dans la justice divine !
7 Si la condamnation est irrévocable, le repentir est inutile ; 8 le coupable, n’ayant rien à espérer de son retour au bien, persiste dans le mal ; 9 e sorte que non seulement Dieu le condamne à souffrir perpétuellement, mais encore à rester dans le mal pour l’éternité. 10 Ce ne serait là ni de la justice ni de la bonté.
14. — Etant infini en toutes choses, Dieu doit tout connaître, le passé et l’avenir ; 2 il doit savoir, au moment de la création d’une âme, si elle faillira assez gravement pour être damnée éternellement. 3 S’il ne le sait pas, son savoir n’est pas infini, et alors il n’est pas Dieu. 4 S’il le sait, il crée volontairement un être voué, dès sa formation, à des tortures sans fin, et alors il n’est pas bon.
5 Si Dieu, touché du repentir d’un damné, peut étendre sur lui sa miséricorde et le retirer de l’enfer, il n’y a plus de peines éternelles, et le jugement prononcé par les hommes est révoqué.
15. — La doctrine des peines éternelles absolues conduit donc forcément à la négation ou à l’amoindrissement de quelques-uns des attributs de Dieu ; elle est par conséquent inconciliable avec la perfection infinie ; d’où l’on arrive à cette conclusion :
2 Si Dieu est parfait, la condamnation éternelle n’existe pas ; si elle existe, Dieu n’est pas parfait.
16. — On invoque encore en faveur du dogme de l’éternité des peines l’argument suivant :
2 « La récompense accordée aux bons, étant éternelle, doit avoir pour contre-partie une punition éternelle. Il est juste de proportionner la punition à la récompense. »
3 Réfutation. — Dieu crée-t-il l’âme en vue de la rendre heureuse ou malheureuse ! 4 Evidemment, le bonheur de la créature doit être le but de sa création, autrement Dieu ne serait pas bon. 5 Elle atteint le bonheur par son propre mérite ; le mérite acquis, elle n’en peut perdre le fruit, autrement elle dégénérerait ; 6 l’éternité du bonheur est donc la conséquence de son immortalité.
7 Mais, avant d’arriver à la perfection, elle a des luttes à soutenir, des combats à livrer aux mauvaises passions. 8 Dieu ne l’ayant pas créée parfaite, mais susceptible de le devenir, afin qu’elle ait le mérite de ses œuvres, elle peut faillir. 9 Ses chutes sont les conséquences de sa faiblesse naturelle. Si, pour une chute, elle devait être punie éternellement, on pourrait demander pourquoi Dieu ne l’a pas créée plus forte. 10 La punition qu’elle subit est un avertissement qu’elle a mal fait, et qui doit avoir pour résultat de la ramener dans la bonne voie. 11 Si la peine était irrémissible, son désir de mieux faire serait superflu ; 12 dès lors, le but providentiel de la création ne pourrait être atteint, car il y aurait des êtres prédestinés au bonheur et d’autres au malheur. 13 Si une âme coupable se repent, elle peut devenir bonne ; pouvant devenir bonne, elle peut aspirer au bonheur ; 14 Dieu serait-il juste de lui en refuser les moyens ?
15 Le bien étant le but final de la création, le bonheur, qui en est le prix, doit être éternel ; le châtiment, qui est un moyen d’y arriver, doit être temporaire. 16 La plus vulgaire notion de justice, même parmi les hommes, dit qu’on ne peut châtier perpétuellement celui qui a le désir et la volonté de bien faire.
17. — Un dernier argument en faveur de l’éternité des peines est celui-ci :
2 « La crainte d’un châtiment éternel est un frein ; si on l’ôte, l’homme, ne redoutant plus rien, se livrera à tous les débordements. »
3 Réfutation. — Ce raisonnement serait juste, si la non-éternité des peines entraînait la suppression de toute sanction pénale. 4 L’état heureux ou malheureux dans la vie future est une conséquence rigoureuse de la justice de Dieu, car une identité de situation entre l’homme bon et le pervers serait la négation de cette justice. 5 Mais, pour n’être pas éternel, le châtiment n’en est pas moins pénible ; on le redoute d’autant plus qu’on y croit davantage, 6 et l’on y croit d’autant plus qu’il est plus rationnel. 7 Une pénalité à laquelle on ne croit pas n’est plus un frein, et l’éternité des peines est de ce nombre.
8 La croyance aux peines éternelles, comme nous l’avons dit, a eu son utilité et sa raison d’être à une certaine époque ; aujourd’hui, non seulement elle ne touche plus, mais elle fait des incrédules. 9 Avant de la poser comme une nécessité, il faudrait en démontrer la réalité. 10 Il faudrait, surtout, qu’on en vît l’efficacité sur ceux qui la préconisent et s’efforcent de la démontrer. 11 Malheureusement, parmi ceux-ci, beaucoup trop prouvent par leurs actes qu’ils n’en sont nullement effrayés. 12 Si elle est impuissante à réprimer le mal chez ceux qui disent y croire, quel empire peut-elle avoir sur ceux qui n’y croient pas ?
18. — Jusqu’ici, le dogme de l’éternité des peines n’a été combattu que par le raisonnement ; nous allons le montrer en contradiction avec les faits positifs que nous avons sous les yeux, et en prouver l’impossibilité.
2 Selon ce dogme, le sort de l’âme est irrévocablement fixé après la mort. C’est donc un point d’arrêt définitif opposé au progrès. 3 Or l’âme progresse-t-elle, oui ou non ? Là est toute la question. Si elle progresse, l’éternité des peines est impossible.
4 Peut-on douter de ce progrès, quand on voit l’immense variété d’aptitudes morales et intellectuelles qui existent sur la terre, depuis le sauvage jusqu’à l’homme civilisé ? Quand on voit la différence que présente un même peuple d’un siècle à l’autre ? 5 Si l’on admet que ce ne sont plus les mêmes âmes, il faut admettre alors que Dieu crée des âmes à tous les degrés d’avancement selon les temps et les lieux ; qu’il favorise les unes, tandis qu’il voue les autres à une infériorité perpétuelle : ce qui est incompatible avec la justice, qui doit être la même pour toutes les créatures.
19. — Il est incontestable que l’âme, arriérée intellectuellement et moralement, comme celle des peuples barbares, ne peut avoir les mêmes éléments de bonheur, les mêmes aptitudes à jouir des splendeurs de l’infini, que celle dont toutes les facultés sont largement développées. 2 Si donc ces âmes ne progressent pas, elles ne peuvent, dans les conditions les plus favorables, jouir à perpétuité que d’un bonheur pour ainsi dire négatif. 3 On arrive donc forcément, pour être d’accord avec la rigoureuse justice, à cette conséquence que les âmes les plus avancées sont les mêmes que celles qui étaient arriérées et qui ont progressé. 4 Mais ici nous touchons à la grande question de la pluralité des existences, comme seul moyen rationnel de résoudre la difficulté. 5 Cependant nous en ferons abstraction et nous considérerons l’âme dans une seule existence.
20. — Voici, comme on en voit tant, un jeune homme de vingt ans, ignorant, aux instincts vicieux, niant Dieu et son âme, se livrant au désordre et commettant toutes sortes de méfaits. 2 Néanmoins, il se trouve dans un milieu favorable ; il travaille, il s’instruit, peu à peu se corrige et finalement devient pieux. 3 N’est-ce pas un exemple palpable du progrès de l’âme pendant la vie, et n’en voit-on pas tous les jours de pareils ? 4 Cet homme meurt saintement dans un âge avancé, et naturellement son salut est assuré. 5 Mais quel eût été son sort, si un accident l’eût fait mourir quarante ou cinquante ans plus tôt ? 6 Il était dans toutes les conditions voulues pour être damné ; or, une fois damné, tout progrès était arrêté. 7 Voilà donc un homme sauvé parce qu’il a vécu longtemps, et qui, selon la doctrine des peines éternelles, eût été à jamais perdu s’il eût moins vécu, ce qui pouvait résulter d’un accident fortuit. 8 Dès lors que son âme a pu progresser dans un temps donné, pourquoi n’aurait-elle pas progressé dans le même temps après la mort, si une cause indépendante de sa volonté l’eût empêché de le faire pendant sa vie ? 9 Pourquoi Dieu lui en aurait-il refusé les moyens ? 10 Le repentir, quoique tardif, n’en fût pas moins venu en son temps ; mais si, dès l’instant de sa mort, une condamnation irrémissible l’eût frappé, son repentir eût été sans fruit pour l’éternité, et son aptitude à progresser à jamais détruite.
21. — Le dogme de l’éternité absolue des peines est donc inconciliable avec le progrès de l’âme, puisqu’il y opposerait un obstacle invincible. 2 Ces deux principes s’annulent forcément l’un par l’autre ; si l’un existe, l’autre ne peut exister. 3 Lequel des deux existe ? La loi du progrès est patente : ce n’est pas une théorie, c’est un fait constaté par l’expérience ; c’est une loi de nature, loi divine, imprescriptible ; 4 donc, puisqu’elle existe, et qu’elle ne peut se concilier avec l’autre, c’est que l’autre n’existe pas. 5 Si le dogme de l’éternité des peines était une vérité, saint Augustin, saint Paul et beaucoup d’autres n’eussent jamais vu le ciel s’ils fussent morts avant le progrès qui a amené leur conversion.
6 A cette dernière assertion, on répond que la conversion de ces saints personnages n’est point un résultat du progrès de l’âme, mais de la grâce qui leur fut accordée et dont ils furent touchés.
7 Mais ici c’est jouer sur les mots. S’ils ont fait le mal, et plus tard le bien, c’est qu’ils sont devenus meilleurs ; donc ils ont progressé, 8 Dieu leur aurait donc, par une faveur spéciale, accordé la grâce de se corriger ? Pourquoi à eux plutôt qu’à d’autres ? C’est toujours la doctrine des privilèges, incompatible avec la justice de Dieu et son égal amour pour toutes ses créatures.
9 Selon la doctrine spirite, d’accord avec les paroles mêmes de l’Évangile, avec la logique et la plus rigoureuse justice, l’homme est le fils de ses œuvres, pendant cette vie et après la mort ; il ne doit rien à la faveur : 10 Dieu le récompense de ses efforts, et le punit de sa négligence aussi longtemps qu’il est négligent.
22. — La croyance à l’éternité des peines matérielles est restée comme une crainte salutaire jusqu’à ce que les hommes fussent en état de comprendre la puissance morale. 2 Tels sont les enfants que l’on contient pendant un temps par la menace de certains êtres chimériques à l’aide desquels on les effraye ; mais il arrive un moment où la raison de l’enfant fait d’elle-même justice des contes dont on l’a bercé, et où il serait absurde de prétendre les gouverner par les mêmes moyens. 3 Si ceux qui le dirigent persistaient à lui affirmer que ces fables sont des vérités qu’il faut prendre à la lettre, ils perdraient sa confiance.
4 Ainsi en est-il aujourd’hui de l’humanité ; elle est sortie de l’enfance et a secoué ses lisières. 5 L’homme n’est plus cet instrument passif qui pliait sous la force matérielle, ni cet être crédule qui acceptait tout, les yeux fermés.
23. — La croyance est un acte de l’entendement, c’est pour cela qu’elle ne peut être imposée. 2 Si, pendant une certaine période de l’humanité, le dogme de l’éternité des peines a pu être inoffensif, salutaire même, il arrive un moment où il devient dangereux. 3 En effet, dès l’instant que vous l’imposez comme vérité absolue, lorsque la raison le repousse, il en résulte nécessairement de deux choses l’une : ou l’homme qui veut croire se fait une croyance plus rationnelle, et alors il se sépare de vous ; ou bien il ne croit plus à rien du tout. 4 Il est évident, pour quiconque a étudié la question de sang-froid, que, de nos jours, le dogme de l’éternité des peines a fait plus de matérialistes et d’athées que tous les philosophes.
5 Les idées suivent un cours incessamment progressif ; on ne peut gouverner les hommes qu’en suivant ce cours ; vouloir l’arrêter ou le faire rétrograder, ou simplement rester en arrière, alors qu’il avance, c’est se perdre. 6 Suivre ou ne pas suivre ce mouvement est une question de vie ou de mort, pour les religions aussi bien que pour les gouvernements. 7 Est-ce un bien ? est-ce un mal ? Assurément, c’est un mal aux yeux de ceux qui, vivant sur le passé, voient ce passé leur échapper ; pour ceux qui voient l’avenir, c’est la loi du progrès qui est une loi de Dieu, 8 et, contre les lois de Dieu, toute résistance est inutile ; lutter contre sa volonté, c’est vouloir se briser.
9 Pourquoi donc vouloir à toute force soutenir une croyance qui tombe en désuétude, et qui, en définitive, fait plus de tort que de bien à la religion ? 10 Hélas ! c’est triste à dire, mais une question matérielle domine ici la question religieuse. 11 Cette croyance a été largement exploitée, à l’aide de la pensée entretenue qu’avec de l’argent on pouvait se faire ouvrir les portes du ciel, et se préserver de l’enfer. 12 Les sommes qu’elle a rapportées, et qu’elle rapporte encore, sont incalculables ; c’est l’impôt prélevé sur la peur de l’éternité. 13 Cet impôt étant facultatif, le produit est proportionné à la croyance ; si la croyance n’existe plus, le produit devient nul. 14 L’enfant donne volontiers son gâteau à celui qui lui promet de chasser le loup-garou ; mais lorsque l’enfant ne croit plus au loup-garou, il garde son gâteau.
24. — La nouvelle révélation donnant des idées plus saines de la vie future, et prouvant qu’on peut faire son salut par ses propres œuvres, doit rencontrer une opposition d’autant plus vive, qu’elle tarit une source plus importante de produits. 2 Il en est ainsi chaque fois qu’une découverte ou une invention viennent changer les habitudes. 3 Ceux qui vivent des anciens procédés coûteux les prônent et décrient les nouveaux, plus économiques. 4 Croit-on, par exemple, que l’imprimerie, malgré les services qu’elle devait rendre à l’humanité, dut être acclamée par la nombreuse classe des copistes ? Non, certes ; ils durent la maudire. Ainsi en a-t-il été des machines, des chemins de fer et de cent autres choses.
5 Aux yeux des incrédules, le dogme de l’éternité des peines est une question futile dont ils se rient ; 6 aux yeux du philosophe, il a une gravité sociale par les abus auxquels il donne lieu ; 7 l’homme vraiment religieux voit la dignité de la religion intéressée à la destruction de ces abus et de leur cause.
25. — À ceux qui prétendent trouver dans la Bible la justification de l’éternité des peines, on peut opposer des textes contraires qui ne laissent aucune ambiguïté. 2 Les paroles suivantes d’Ezéchiel ( † ) sont la négation la plus explicite non seulement des peines irrémissibles, mais de la responsabilité que la faute du père du genre humain aurait fait peser sur sa race :
1. Le Seigneur me parla de nouveau et me dit : — 2. D’où vient que vous vous servez parmi vous de cette parabole, et que vous l’avez tournée en proverbe dans Israël : Les pères, dites-vous, ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants en sont agacées ? — 3. Je jure par moi-même, dit le Seigneur Dieu, que cette parabole ne passera plus parmi vous en proverbe dans Israël ; — 4. Car toutes les âmes sont à moi ; l’âme du fils est à moi comme l’âme du père ; l’âme qui a péché mourra elle-même.
5. Si un homme est juste, s’il agit selon l’équité et la justice ; — 7. S’il n’attriste et n’opprime personne ; s’il rend à son débiteur le gage qu’il lui avait donné ; s’il ne prend rien du bien d’autrui par violence ; s’il donne de son pain à celui qui a faim ; s’il couvre de vêtements ceux qui étaient nus ; — 8. S’il ne prête point à usure et ne reçoit point plus qu’il n’a donné ; s’il détourne sa main de l’iniquité, et s’il rend un jugement équitable entre deux hommes qui plaident ensemble ; — 9. S’il marche dans la voie de mes préceptes, et garde mes ordonnances pour agir selon la vérité ; celui-là est juste, et il vivra très certainement, dit le Seigneur Dieu.
10. Si cet homme a un fils qui soit un voleur et qui répande le sang, ou qui commette quelqu’une de ces fautes ; — 13. Ce fils mourra très certainement, puisqu’il a fait toutes ces actions détestables, et son sang sera sur sa tête.
14. Si cet homme a un fils qui, voyant tous les crimes que son père avait commis, en soit saisi de crainte, et se garde bien de l’imiter ; — 17. Celui-là ne mourra point à cause de l’iniquité de son père, mais il vivra très certainement. — 18. Son père, qui avait opprimé les autres par des calomnies, et qui avait commis des actions criminelles au milieu de son peuple, est mort à cause de sa propre iniquité.
19. Si vous dites : Pourquoi le fils n’a-t-il pas porté l’iniquité de son père ? C’est parce que le fils a agi selon l’équité et la justice ; qu’il a gardé tous mes préceptes, et qu’il les a pratiqués ; c’est pourquoi il vivra très certainement.
20. L’âme qui a péché mourra elle-même : Le fils ne portera point l’iniquité du père, et le père ne portera point l’iniquité du fils ; la justice du juste sera sur lui, et l’impiété de l’impie sera sur lui.
21. Si l’impie fait pénitence de tous les péchés qu’il avait commis ; s’il garde tous mes préceptes, et s’il agit selon l’équité et la justice, il vivra certainement et ne mourra point. — 22. Je ne me souviendrai plus de toutes les iniquités qu’il avait commises ; il vivra dans les œuvres de justice qu’il aura faites.
23. Est-ce que je veux la mort de l’impie ? dit le Seigneur Dieu ; et ne veux-je pas plutôt qu’il se convertisse, et qu’il se retire de sa mauvaise voie, et qu’il vive ? (Ezéchiel, ch. XXVIII.)
Dites-leur ces paroles : Je jure par moi-même, dit le Seigneur Dieu, que je ne veux point la mort de l’impie, mais que je veux que l’impie se convertisse, qu’il quitte sa mauvaise voie et qu’il vive. (Ezéchiel, ch. XXXIII, v. 11.)
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